Les humeurs de la mer, La leçon d'anatomie,
Vladimir Volkoff. Julliard, collection L'âge d'homme.
Le narrateur -qui est en fait un personnage du roman ! - se demande
comment présenter son récit. L'action se situe en
Algérie, dans une ville imaginaire, quelques mois avant
l'indépendance (1962). Extraits des pages 11, 12, 13, 16
et 17.
" Mais alors, où commencer ? Un roman n'est somme
toute qu'une histoire, mais toutes les histoires sont commencées
depuis l'éternité, et il y a toujours quelque artifice
à sauter à pieds joints in media res.
Ce que je veux raconter, c'est un incident qui a eu lieu pendant
que je gouvernais la ville. Mais commencer au début de
l'incident ne signifierait rien et me condamnerait à des
flash-back et à des plus-que-parfaits insupportables. Mon
arrivée dans la ville semblait un moment commode pour enclencher
l'action, mais l'action qui suit n'est pas intelligible si je
ne raconte pas les circonstances de mon affectation à ce
poste. Cette affectation elle-même n'a de sens que dans
le déroulement de ma carrière, et ma carrière
que dans le déroulement de ma vie. Faut-il donc commencer
comme Dickens, à ma naissance ? Mais la naissance de mon
corps a bien moins de part à tout ce qui l'a suivie que
mes atavismes, passablement mystérieux, et le passé
encore plus mystérieux de ma psyché. Comment les
grands artistes se tirent-ils du mauvais pas où je me trouve
et où ils ont bien dû se trouver aussi ?
Par des effets de perspectives, apparemment. Ils mettent au premier
plan ce qui les intéresse, et ils estompent progressivement
le reste, si bien que le véritable commencement de toute
oeuvre est toujours noyé dans le vague des derniers plans.
De la sorte, toute oeuvre d'art a un aspect pour ainsi dire, bombé.
Avec le milieu essentiel en relief, et un effacement perspectif
des tenants d'un côté et des aboutissants de l'autre
: ce qu'ils étaient avant de se rencontrer, ce qu'ils seront
après le mariage, n'est jamais présenté qu'avec
un effet de raccourci et de gommage.
Sur ce point, l'avantage du théâtre est évident
: la pièce commence quand le rideau se lève ; la
coupure est inévitable, et le rôle du trompe l'oeil
s'en trouve décru. On ne saurait demander à un dramaturge
ce qui s'est passé avant la rencontre (Acte -I) ou après
le mariage (Acte VI), puisque par définition, la pièce
c'est ce qui va de l'acte I à l'acte V, entre deux mouvements
de rideau. Le romancier, au contraire, est responsable de la totalité
de l'histoire qu'il raconte : d'où le jeu un peu trop habile
de la perspective.
Revenons à cette image qui m'intéresse : l'oeuvre
d'art, c'est quelque chose de bombé. En fait, c'est comme
une couronne au-dessus d'un blason : on n'en voit que la face
antérieure, comme si elle avait la forme d'un demi-cercle
; mais en réalité le cercle est complet. Ce qu'on
ne voit pas sous-entend ce que l'on voit. [...] L'oeuvre d'art
est un cercle, tandis que la vie est une droite (à cause
du facteur temps, présent ici, absent là : c'est
clair). Ou plutôt, la vie est comme une longue coulée
indéfinie, comme une longue bande de tôle épaisse,
et faire oeuvre d'art consiste à détacher de cette
coulée hétéroclite un segment limité
et à le recourber à la force des poignées,
de façon à en faire un cercle complet, suffisant
à lui-même. La matière de la vie et de l'art
est la même : c'est la forme qui change. La vie à
un but ; l'art a une plénitude. Et c'est ici qu'éclate
le paradoxe de l'écrivain. [...]
Lorsque je dis que la matière de la vie et de l'art est
la même, qu'est-ce que je peux bien entendre par là
? Qu'il n'y a ni art ni vie sans un certain humanisme, soit ;
que l'oeuvre d'art est tirée vivante des entrailles de
l'artiste, qu'il n'y a pas d'art de la mort, qu'il n'y a pas d'art
sans vie, bon. Mais de la vie à l'art n'y a-t-il pas plus
qu'une transfiguration, n'y a-t-il pas une transmutation de la
matière ? [...]
En théorie du moins, il peut y avoir plusieurs races d'artistes.
A un bout, le créateur pur, n'ayant aucun réel comme
point de départ, mais celui-ci n'existe pas, ou alors c'est
Dieu. A l'autre bout, le photographe absolu, celui qui parviendrait
à reproduire le réel tel quel, sans rien choisir
: celui-là n'existe pas non plus.
Entre ces deux extrêmes, il y d'un côté le
poète, qui crée avec des mots, à partir d'une
réalité intérieure, et de l'autre côté
le reporter qui se veut objectif, mais demeure forcément
lui-même, ne serait-ce que par l'omission et l'angle de
prise de vue. Au milieu, moi.
Enfant, j'écrivais déjà, et je me spécialisais
dans les éruptions de volcan. " Tu n'as jamais vu
de volcan, même éteint, encore moins en éruption.
- me disait aigrement mon frère- tu ferais mieux de consigner
tes impressions de la dernière raclée de papa. "
Alain avait sans doute raison de m'interdire les volcans ; ce
n'était pas de l'art. Mais il avait tort de me conseiller
les raclées : cela n'aurait pas été de l'art
non plus.
Adolescent, je m'en suis donné à coeur joie d'enregistrer
mes états d'âme, et j'ai bien vu que l'art était
absent de ce genre de photographie-là. Avec les volcans,
on est trop loin, avec les raclées, on est trop près.
Il faut trouver la distance exacte entre le réel, l'oeuvre
et l'artiste, quelque chose comme : artiste/oeuvre= oeuvre/réel,
l'oeuvre étant la moyenne proportionnelle entre l'artiste
et le réel. [...] Il faut prendre le réel avec des
pincettes !
La notion même de réel demande à être
précisée. Ce carnet noir, en face de ce cahier vert,
c'est le réel en face du possible. Au jour le jour, j'y
ai consigné mes impressions. Il suffise que je relise telle
note pour que tel événement que j'avais oublié
me revienne en mémoire. Mais comparée à l'événement
lui-même, ou à mon impression de l'événement,
qu'est-ce que cette note, qu'est-ce que ce souvenir ? Une image,
déjà une interprétation. Il y a le réel
réel, le réel vu, le réel noté, le
réel souvenu, et toutes ces sortes de réel n'ont
encore rien à voir avec le réel recréé
de l'oeuvre d'art.
[...] C'est ici que se présente la vieille question du
point de vue. Vais-je tout raconter par la plume d'un narrateur
omniscient, ce qui me permettra de promener le lecteur dans les
deux camps, au risque de lui faire oublier que l'un deux doit
lui apparaître comme impénétrable ? Vais-je
au contraire, soit à la première, soit à
la troisième personne, prendre le point de vue d'un protagoniste,
et me limiter par là à un seul aspect des événements
? Ou bien mon narrateur ne sera-t-il que demi-omniscient, et saura-t-il
tout ce qui se passe chez les blancs mais rien de ce qui se trame
chez les bistres ? Cette solution aurait deux avantages : d'une
part je communiquerais aux lecteurs le sentiment d'impuissance
des enquêteurs blancs face à un monde qui leur demeure
clos, incompréhensible ; d'autre part, j'éviterais
une partie de la couleur locale qui s'impose dans ce genre d'histoire.
[...] Un narrateur omniscient ou semi-omniscient n'est pas tout
à fait obligé d'affecter la neutralité. Il
suffit généralement d'indiquer au début du
récit qu'on fait partie des gens objectifs, et l'on peut
faire ensuite du pathos autant que l'on veut. Mais ce n'est pas
très honnête, et qu'est-ce qu'un artiste qui n'est
pas honnête ? Il faut que je prenne franchement un point
de vue. La première personne, c'est toujours agréable,
mais on se prend à rectifier les conversations pour avoir
le dernier mot, à élaguer des incidents déplaisants,
à se prêter a posteriori des intuitions appartenant
au hasard, bref, à poser. La même chose arrive à
la troisième personne, mais il est tout de même plus
facile de garder ses distances avec soi-même. [Le héros
sera colonel comme le narrateur...]
Sera-t-il un témoin ou un protagoniste ? S'il n'est que
témoin, je risque moins de me faire poser, mais ce serait
tout de même dommage de renoncer dans mon récit à
ce que le véritable colonel a pu dire ou faire d'intéressant
sous prétexte que lui et moi sommes une seule et même
personne. Mais si j'en fais un protagoniste, il va falloir que
je me mette en scène tel que je me vois, ou bien que j'invente
un autre colonel, qui ferait la même chose que moi sans
être moi, ce qui est absurde. Quant à me mettre en
scène sous mes propres traits, dans une autobiographie,
passe, mais sous pseudonyme, je trouve çà malpropre.
Alors, quoi ? [...] Tout cela, c'est à présent du
ressort de l'art - ou du silence. "
Ce qu'on ne voit pas sous-entend ce que l'on voit. [...] L'oeuvre
d'art est un cercle, tandis que la vie est une droite (à
cause du facteur temps, présent ici, absent là :
c'est clair). Ou plutôt, la vie est comme une longue coulée
indéfinie, comme une longue bande de tôle épaisse,
et faire oeuvre d'art consiste à détacher de cette
coulée hétéroclite un segment limité
et à le recourber à la force des poignées,
de façon à en faire un cercle complet, suffisant
à lui-même. La matière de la vie et de l'art
est la même : c'est la forme qui change. La vie à
un but; l'art a une plénitude. Et c'est ici qu'éclate
le paradoxe de l'écrivain. [...]
Lorsque je dis que la matière de la vie et de l'art
est la même, qu'est-ce que je peux bien entendre par là
? Qu'il n'y a ni art ni vie sans un certain humanisme, soit; que
l'oeuvre d'art est tirée vivante des entrailles de l'artiste,
qu'il n'y a pas d'art de la mort, qu'il n'y a pas d'art sans vie,
bon. Mais de la vie à l'art n'y a-t-il pas plus qu'une
transfiguration, n'y a-t-il pas une transmutation de la matière
?"
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