I)  Utopia  de Thomas More : le modèle

           

Plan adopté :

I) Thomas More : le modèle

II) Le développement d’un genre littéraire

III) Echecs et succès paradoxaux

Bibliographie et sources.

   C’est en 1509 que l’Anglais Thomas More commence la rédaction de son maître-livre, Utopia, « discours sur la meilleure constitution d’une république. » L’œuvre, dont la mise en forme finale est sans cesse retardée par les nombreuses missions de More à l’étranger et son travail en Angleterre (il est avocat, sous-shérif de Londres, puis maître des requêtes et conseiller privé du roi Henry VIII), n’est terminée qu’en 1515 et publiée l’année suivante. Elle connaît aussitôt un succès considérable non seulement en Angleterre, mais aussi dans tous les milieux savants de l’Europe humaniste. Son influence a de plus traversé les siècles : ainsi Karl Marx s’appuiera sur les travaux de More pour élaborer sa théorie du communisme.

           

Le livre est divisé en deux parties. La première relate la rencontre de More avec le marin Raphaël Hythloday, qui aurait visité « l’île d’Utopie. » Le vieil homme critique la société européenne en général et celle de l’Angleterre en particulier, en les comparant avec celles des pays qu’il a eu l’occasion de visiter au cours de sa carrière. Les mœurs et les institutions utopiennes ne sont abordées que dans la deuxième partie du récit.

           

Comme dans la plupart des textes littéraires ayant pour cadre ou sujet principal une ou plusieurs sociétés utopiques, une très large place est laissée à la description des villes de l’île d’Utopie. Pourquoi ces cités peuvent-elles être qualifiées d’utopiques ? Comment s’intègrent-elles dans la société d’Utopie ? Quels sont les points positifs de cette organisation ? Enfin, comment des utopistes ont-ils pris des éléments de la ville et de la société décrite par More pour améliorer le monde réel ?

            Avant de se lancer dans « l’exégèse » de l’Utopie, il faut rappeler que Thomas More est un homme du XVIème siècle. Son œuvre (et le monde qu’elle décrit) est donc intimement liée à la société et les mœurs de son temps : More critique l’Europe de la Renaissance, mais il est aussi influencé par le courant humaniste dont il est un des principaux représentants. Le genre utopique varie énormément tout au long de l’Histoire : on peut dire qu’à chaque époque, correspond un type d’ utopie.

            C’est ainsi que l’Utopie de More n’est plus si parfaite pour un homme du XXIème siècle : on peut par exemple critiquer les institutions utopiennes qui condamnent l’adultère ou l’athéisme. Cependant il ne faut pas oublier que Thomas More est un humaniste chrétien : nourri des textes antiques de Platon et d’Aristote et fervent catholique, il est pour lui naturel de rejeter le divorce ou le matérialisme. Il faut également rappeler que, sur Utopie, le divorce peut être autorisé dans les situations extrêmes, et que l’athéisme, bien que mal vu, est tout de même toléré. 

           

Il sera donc nécessaire de replacer l’Utopie dans son contexte historique, et ainsi de comparer la société et les villes décrites par More avec leurs équivalents de la Renaissance et du monde moderne.

I°) L’Utopie de Thomas More

            Les villes d’Utopie sont au nombre de cinquante-quatre, ont une population identique et sont toutes bâties sur le même plan, autant que la disposition du terrain le permet.

Tout est entrepris pour éviter la surpopulation : si le nombre d’habitants d’une ville s’accroît anormalement, le surplus de population est déversé dans les cités qui connaissent un déclin démographique. Si c’est l’île entière qui voit sa population augmenter, la « surcharge » d’Utopiens est transférée dans les colonies.

L’architecture des villes utopiennes est semblable, mais Raphaël Hythloday s’attache surtout à la description d’Amauraute, la capitale du pays, où il aurait passé le plus clair de son séjour.

 « Sa forme est presque celle d’un carré », enfermé par « une ceinture de murailles hautes et larges. » L’apport en eau potable est garanti par l’installation de vastes citernes qui recueillent l’eau de pluie.

Les rues et les places d’Amaurote sont « convenablement disposées, soit pour le transport, soit pour abriter contre le vent. » Les édifices sont « bâtis confortablement » et sont incombustibles, ils « brillent d’élégance et de propreté, et forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont la largeur est de vingt pieds. » Chaque maison dispose de « vastes jardins » dont l’entretien est garanti par l’émulation entre les différents quartiers. Les habitations sont « d’élégants édifices à trois étages, avec des murs extérieurs en pierre ou en brique, et des murs intérieurs en plâtras. »

Mais le plus frappant est que les Utopiens ne connaissent pas la propriété privée : « pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. »

De même, les terres fertiles environnant les villes appartiennent à la communauté. Les citadins ont pour obligation de passer au moins un an de leur vie à travailler la terre. Ce système interdit la famine (il y a toujours des bras en nombre pour l’agriculture) et ne rend pas les citadins dépendants des campagnes ou d’un pays étranger.

Rien de commun, donc, avec les cités européennes que Thomas More a connu. Ces villes sont encore plongées dans les ténèbres du Moyen-Âge : l’hygiène est presque absente, le tissu urbain est un dédale de rues étroites et tortueuses, les incendies y sont encore très fréquents à cause du rapprochement des habitations et de leur construction le plus souvent en bois.

De plus, cette situation empire à l’époque de More : en effet, les villes anglaises connaissent une croissance démographique impressionnante. Ce développement en densité se fait sans aucune espèce de contrôle, ce qui aggrave les problèmes de criminalité et renforce les risques d’incendies et d’épidémies.

Rien d’étonnant, donc, à ce que More insiste tant sur le fait que la croissance de la ville idéale doive être limitée.

Cet accroissement de la taille des villes a pour cause un important exode rural. Les land-owners, propriétaires terriens, se lancent alors dans l’industrie de la laine, plus rentable que la culture des céréales que l’on peut se procurer à bas prix à l’étranger. Ils transforment alors peu à peu les terres cultivées en prairies pour les moutons (c’est le mouvement des enclosures) n’hésitant pas pour cela à chasser les paysans de leurs terres, qui n’ont comme dernier recours pour survivre que d’aller gonfler les faubourgs insalubres des villes.

Une autre cause, moins importante, de ce développement repose sur l’attitude des nobles. Ces derniers emploient de nombreux domestiques, qu’ils considèrent plus ou moins de la même façon que nous apprécions nos appareils électroménagers : ils les jettent à la porte dès qu’ils se font vieux ou qu’ils tombent malades. Les valets doivent donc trouver un travail en ville, ce qui leur est d’autant plus difficile qu’ils n’ont souvent pas d’autres compétences que celles requises par leur ancien travail (contrairement à beaucoup de paysans qui savaient tisser, par exemple.)

C’est donc la découverte de ces effets pervers du capitalisme qui poussent Thomas More à imaginer une société où la propriété privée n’existerait pas, où la terre appartiendrait à tous. Cet aspect « communiste » de l’humanisme de More marque profondément son Utopie : les habitants doivent intervertir leurs habitations tous les dix ans et sont dans l’obligation de trouver un métier utile à la communauté. More trouve en effet révoltant que certains groupes oisifs de la société (bourgeoisie rentière des villes et des campagnes, noblesse, clergé) s’enrichissent sur le dos d’une majorité laborieuse. Ainsi, les habitants d’Utopie sont religieux, mais leurs prêtres et leurs hommes politiques doivent se plier à la loi commune. On ne trouve ni riches évêques, ni rentiers, ni domestiques en Utopie.

Cet révolte contre l’ordre social et l’élaboration de cette théorie du « communisme rural » se doublent d’une révolte plus ou moins ouverte contre le pouvoir quasi-absolu exercé par le roi Henry VII et que renforce Henry VIII. En Utopie toute manœuvre d’un individu seul ou d’un groupe d’individus pour s’approprier le pouvoir est impossible. 

II°) Le développement d’un genre littéraire ?

            L’énorme succès de l’œuvre de More va entraîner l’épanouissement du genre littéraire utopique. Tantôt ce sont des traités politiques, qui empruntent la forme de la fiction pour donner de la vie au régime qu’ils décrivent ou pour se mettre à l’abri des censures ; tantôt ce sont des voyages de fantaisie, romans satiriques ou explorations de mondes extraordinaires.

           

De ces ouvrages se dégagent certains traits caractéristiques de la pensée utopique :

-         la vie en commun : La Cité du Soleil de Campanella (1623) décrit une société où, jusque dans le détail, tous les aspects de l’existence sont collectivement réglées.

-         l’absence de la propriété privée : le Code de la Nature de Morelly (1755) fait l’éloge de l’abolition de la propriété privée, condition première d’une véritable transformation sociale.

-         l’établissement d’un régime politique « idéal » : prenant exemple sur la République de Platon, Francis Bacon décrit dans la Nouvelle Atlantide une cité gouvernée par une communauté des savants, grâce à qui se déploient « l’empire de l’homme sur la nature. » Quant à l’Oceana de Harrington (1656), elle propose un régime parlementaire qui protège les biens de chacun.

On retrouve tous ces éléments dans l’Utopie de More. Cependant, l’humaniste anglais, comme il l’écrit en conclusion de son essai, « souhaitait plus qu’espérait » la réalisation d’une société idéale en Angleterre. De plus, le terme « Utopie » peut se traduire en grec par « nulle-part » : l’île d’Utopia serait alors « l’île de nulle-part. » Le fleuve traversant Amaurote, l’ « Anhydris » est « le fleuve sans eau. » De même, le marin qui fait le récit de ses lointains voyages et de son séjour en Utopie a pour nom Raphaël Hythloday, qui pourrait se traduire en grec par Raphaël Habile-menteur. C’est également par ces jeux de mots que Thomas More cherche à montrer l’impossibilité de créer une société parfaite.

Or, dès la découverte des Amériques, certains vont tenter de réaliser leurs rêves par la fondation de colonies, dont le nouveau continent est la terre d’élection.

Mais c’est toutefois la Révolution industrielle et les transformations profondes qu’elle exercera sur la société et l’organisation urbaine qui va retirer l’utopie du terrain de la littérature. Cette dernière va alors s’investir massivement du côté du réel ou de ce qui aspire à l’être. Expériences locales et perspectives globales deviennent, pour deux siècles, les deux visages de l’utopie en acte, selon qu’il s’agit d’inventer de nouveaux rapports sociaux en fondant des communautés en marge du monde majoritaire, ou d’inscrire toutes les luttes actuelles dans l’horizon de l’émancipation humaine, dans la grande promesse du règne de la liberté.

 

III°) Quelques tentatives d’établissement de villes utopiques : échecs prévisibles et succès paradoxaux.

            La Révolution industrielle va être le moteur de ce déplacement insensible de l’utopie de la littérature vers le monde du réel. Cette période est marquée par un considérable accroissement des villes, dû à un fort exode rural. Les paysans viennent par milliers s’installer dans les villes, chassés par la mécanisation ou désirant avoir accès aux services dont disposent les citadins. Ils sont de plus certains d’y trouver un travail dans l’industrie qui connaît un véritable essor. Ils s’installent alors dans des faubourgs le plus souvent surpeuplés, dans des maisons insalubres, trop petites pour y loger une famille entière, dépourvues d’hygiène et souvent entassées les unes sur les autres dans l’espace le plus réduit possible.

Si la taille des villes s’est considérablement accrue, le tissu urbain reste comparable à celui du Moyen Âge : rues étroites et tortueuses, maisons construites les unes contre les autres (pour « sauver les murs », dit-on en Angleterre), absence d’hygiène.     L’absence totale de contrôle de l’urbanisation et la sacro-sainte théorie du « laissez-faire » de la part des gouvernements d’Europe occidentale ne font rien pour lutter contre cette situation endémique. En France comme en Angleterre, toute intrusion du gouvernement dans les secteurs économique ou social est vue comme une atteinte à la liberté. C’est d’ailleurs cette attitude qui retardera l’établissement des droits de grève, de se syndiquer ou de faire quoi que ce soit limitant le pouvoir des patrons ou de porter atteinte au libre-échange.  C’est ainsi que l’on refuse dans ces deux pays et jusqu’au milieu du XIXème siècle de définir un quelconque plan d’urbanisation, laissée entre les mains des gros industriels, qui, souvent, font eux-même construire des habitations qu’ils louent ensuite à leurs ouvriers, ce qui constitue un excellent investissement à long terme.

Le romancier Charles Dickens décrit en ces mots la ville (imaginaire mais comparable à de nombreuses cités industrielles anglaises) de Cockeville : « Cockeville apparaissait entouré d’un halo de brouillard enfumé, qui semblait imperméable aux rayons du soleil. On devinait seulement que la ville était là, parce qu’on savait que la présence d’une ville pouvait seule expliquer la triste tache qui gâtait le paysage. Une vapeur de suie et de fumée, qui se dirigeait confusément tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt semblait vouloir s’élever jusqu’à la voûte du ciel, tantôt se traînait ténébreuse à fleur de terre, selon que le vent tombait, s’élevait ou changeait de direction ; un mélange confus, épais, informe, traversé par quelques nappes lumineuses qui n’éclairaient que des masses d’obscurité.

            « Toute la ville avait l’air de frire dans la poêle. Il y avait partout une odeur étouffante d’huile bouillante. L’huile faisait reluire les machines à vapeur, salissait les vêtements des ouvriers, suintait et découlait le long des nombreux étages de chaque fabrique.

            « Pour remplacer le bourdonnement des insectes l’été, Cockeville n’avait guère à offrir tout le long de l’année, depuis l’aube du lundi jusqu’à la nuit du samedi, d’autre musique que le frou-frou des roues et de l’arbre des couches. »

            Cette situation intolérable va relancer le mouvement utopique, mais également le bouleverser puisque les utopistes ne sont plus des hommes de lettre, mais des architectes, des industriels ou des hommes politiques. On peut citer, parmi les plus célèbres, Jean-Baptiste Godin, Charles Fourier, Robert Owen et Ebenezer Howard.

           

Charles Fourier, petit bourgeois français, révolté par la mauvaise organisation urbaine, est le théoricien de « l’attraction des âmes », comme Newton était celui de l’attraction terrestre. Il se sert de cette théorie pour établir la société future et déterminer son cadre de vie idéal : le Phalanstère.

Un phalanstère est un groupement de 1 600 individus constituant la « phalange », soit 400 familles établies sur une lieue de terrain, associées à la fois pour la production, la consommation et la vie domestique. Association productive, le phalanstère est une société par actions. La propriété individuelle morcelée est sans doute injuste ; elle est certainement inefficace ; mettons à sa place la propriété individuelle sociétaire, car les actionnaires d’une société peuvent faire à eux tous ce qu’un seul ne songerait pas à entreprendre. Fourier n’exige pas que tous les membres de son phalanstère possèdent une part égale, il désire que cette part et que les dividendes qu’on puisse en tirer soient  proportionnels aux mérites de chacun.

Quant à la vie des associés, elle doit être organisée en commun, pour permettre la suppression des intermédiaires inutiles. Pourquoi 400 cuisines, 400 caves, 400 buanderies, quand une seule suffirait pour l’ensemble de la communauté ?

           

On retrouve chez Fourier des éléments de l’Utopie de More : vie en commun, quotas de population, volonté d’améliorer le cadre de vie des individus. Cependant l’utopie fouriériste ne rejette pas la propriété privée en tant que telle : Fourier cherche avant tout à éviter qu’un petit nombre de personnes s’accapare l’ensemble du capital.

Fourier influença fortement Jean-Baptiste Godin, ancien ouvrier métallurgiste. Très ingénieux, il monta sa propre usine pour la fabrication d’appareils de chauffage où la fonte de fer était substituée à la tôle. C’est cette usine qu’il abandonna à ses ouvriers, en la transformant en coopérative de production. Godin avait longuement réfléchi aux meilleures conditions du logement ouvrier. Rejetant la petite maison familiale et le petit jardin, il s’était déclaré pour la solution fouriériste du logement collectif. Le familistère de Guise est, en effet, un phalanstère plus modeste, mais qui transforme sur deux points importants la pensée originale : 1) Ce n’est qu’une association strictement industrielle ; 2) Godin n’a pas osé imposer l’existence en commun, la vie d’hôtel ou de monastère ; chaque famille a son appartement ; mais il y a des services collectifs : magasins, blanchisserie, écoles. Là encore, on retrouve des éléments de la pensée de More, mais si la propriété de l’entreprise est commune, la propriété privée perdure cependant.  

           

Au moment où Fourier traçait le plan de son Phalanstère, R. Owen évoquait en Grande-Bretagne les Villages d’Harmonie et de Coopération. La pensée de Owen jaillit de l’horreur inspirée par les méfaits de l’industrialisation. Il avait été ouvrier, puis riche patron des usines de New Lanark. Il avait vu de près la misère des travailleurs anglais. Il est profondément hostile à la révolution industrielle et au machinisme. Il n’aperçoit de salut pour l’humanité que dans le retour à la vie agricole, même dans la substitution de la bêche à la charrue. « La société (…) a commis en pratique toutes les fautes possibles, mais elle n’en a peut-être pas commis de plus grave que lorsqu’elle a séparé l’ouvrier de sa subsistance (agricole) et fait dépendre cette subsistance du travail et de la production incertaine des autres, ainsi que cela se passe dans le système industriel. » (cité par E. Dolléans, in Robert Owen, 1907.) Pratiquement il entend reconstituer la société comme une série de petites associations possédant la terre et vivant en commun pour l’exploiter : ce sont les villages d’Harmonie et de Coopération. On a justement noté la parenté de cette conception avec celle de Fourier.

Ainsi, la population de ces villages utopiques est limitée : 2 000 habitants au maximum, pas moins de 200, au mieux, de 800 à 1 200. 

Chaque associé ayant besoin pour vivre d’un demi-acre à un acre et demi de terre, le domaine aura de 600 à 1 800 acres. Les bâtiments d’habitations au centre formeront un carré. Trois des côtés serviront à loger les ouvriers mariés : 4 pièces par ménage comprenant les parents et deux enfants. Le quatrième côté sera le dortoir des enfants au-dessus de trois ans. A l’intérieur du carré s’aligneront en rectangles parallèles les bâtiments collectifs : réfectoire et cuisines encadrés par les écoles. Autour du carré, des jardins ; plus loin les ateliers et quelques fermes ; accessoirement, de rares établissements industriels.

Owen avait calculé le budget de sa communauté, au moins les frais d’établissement. Il prévoyait  un capital initial de 80 livres par tête ; des philanthropes, des hommes de bonne volonté pourraient l’avancer à 4 % par an ; plus tard l’Etat se substituerait à l’initiative privée.

    En fait, l’expérience fut tentée plusieurs fois, mais les bâtiments ne furent pas construits et habités comme Owen l’avait prévu. En 1820 des fonds furent réunis et une communauté agricole installée à Orbiston. L’expérience principale fut celle de New-Harmony aux Etats-Unis. Mais là Owen se contenta d’acquérir des terres et un village tout construit, où vivait depuis dix ans la secte religieuse des Harmonistes ou Rappistes : les deux communautés ne purent cohabiter longtemps et le projet échoua complètement.

Le plan même de Owen différait du phalanstère fouriériste et Fourier l’a vivement critiqué au nom de la commodité, même de l’esthétique : disposer tous ces bâtiments en carré autour d’une cour, « c’est jouer du malheur (…) L’un des inconvénients du carré est que les réunions bruyantes, incommodes, les ouvriers au marteau, les apprentis de clarinette seraient entendus de plus de moitié du carré, sur quelque point qu’on les plaçât. Je citerais vingt autres cas où la forme carrée causerait du désordre dans les relations. » (in Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, éd. 1845, t. VI, p. 123)

            On retrouve dans la pensée d’Owen des caractéristiques de l’Utopie de Thomas More. La vie en communauté et la limitation de la population, bien sûr, mais aussi l’idée du « retour à la terre » et une méfiance envers le progrès lié à un rejet du capitalisme, responsable de la paupérisation de nombreux laboureurs anglais au XVIème siècle et, au temps d’Owen, de l’entassement des maisons d’ouvriers et de ses conséquences désastreuses.

            Pour Ebenezer Howard, ce qui compte est beaucoup moins d’énoncer des principes que de les mettre en œuvre, serait-ce au prix de quelques concessions. Il a ainsi crée et fait vivre deux villes, Letchworth et Welwyn.

            Ses idées ont été exposées en 1898 dans un petit livre intitulé To Morrow. A peaceful path to real reform : Demain. Une voie pacifique vers une réforme réelle. Howard voulait réunir les avantages de la ville et ceux de la campagne dans la « cité-jardin ».

           

Il entreprend la description de celle-ci. Simples suggestions : le plan réel pourra différer, mais les données sont toujours valables. Un fait est certain : la population de la cité-jardin sera limitée et peu nombreuse. Howard la fixe à 32 000 habitants, 30 000 pour la ville elle-même et 2 000 pour la partie agricole. Ils disposeront ensemble de 2 400 hectares, dont 5/6 formeront une ceinture autour du sixième hectare réservé à la ville. Ces 400 hectares urbains comprendront au centre un quartier administratif et commercial : hôtel de ville, salle de concert, bibliothèque, musée et hôpital. Une galerie circulaire vitrée les enveloppe, avec les magasins de détail. Au-delà, les habitations : 5 500 lots d’une superficie moyenne de 6 mètres sur 40 (minimum 6 sur 30), disposés le long de cinq avenues concentriques, cinq anneaux reliés par des rayons. L’anneau médian, très large (125 mètres) est en réalité un parc de 50 hectares, avec églises, écoles et terrains de jeux. Le rayon total n’étant que de 1 125 mètres, il suffit de cinq minutes de marche pour les atteindre, qu’on vienne du centre ou de la périphérie. Le tout est enveloppé par la zone industrielle avec le chemin de fer et par la frange de la ceinture agricole. Ce schéma radio-concentrique est préférable au quadrillage jusqu’ici adopté par les réformateurs sociaux.

Howard se défend d’être socialiste. La collectivité des occupants sera certes propriétaire du sol, mais ne le sera ni des maisons ni des entreprises individuelles ou agricoles. Même aucun monopole n’est prévu pour les services généraux. La cité-jardin est ouverte aux sociétés, anonymes ou autres. Aucune restriction n’est faite à la liberté individuelle ou à l’esprit d’entreprise tant que les individus respectent les contraintes de construction.

Ici encore, l’influence de Thomas More se retrouve dans la limite imposée à la population et à l’importance donnée au travail agricole. Cependant toute espèce de communisme est exclu des pensées de Howard : l’abolition de la propriété privée ne semble alors pas strictement nécessaire à l’établissement d’une utopie.

 

           

De ces quatre utopistes du XIXème siècle, seuls Godin et Howard réussirent à établir une structure urbaine se rapprochant de l’utopie. Ce succès relatif visible par la longue survie du familistère de Guise et la fondation de nombreuses cités-jardins dans le nord de l’Europe s’expliquent surtout par le fait que leurs auteurs ont réussi à intégrer leurs « micro-utopies » dans la société moderne. Il apparaît donc évident que l’établissement d’une utopie est indissociable de son intégration économique au cœur de la société dont elle est issue et avec laquelle, paradoxalement, elle veut en finir…

           

L’enthousiasme des utopistes de la Révolution Industrielle va cependant s’éteindre avec les événements du XXème siècle. On assiste alors à la naissance d’un contre-courant à cet optimisme jusqu’ici omniprésent : la « contre-utopie »

Sources :

Histoire de l’urbanisme, éditions Henri Laudens,

articles de Pierre Lavedan

http://www.enpc.fr/enseignements

/Picon/Villeutopie.html

Voyages en utopie, Georges Jean, Découvertes Gallimard.

Encyclopédie Universalis, article Utopie.

http://www.lyber-eclat.net/lyber/

friedman/utopies.html

Manuel de seconde, Hatier, La révolution industrielle.

Histoire littéraire de la France, Editions sociales (tomes 8 et 9)

http://www.bnf.fr/pages/expos/utopie/grand/2_94bis.htm

Utopia, Thomas More, Editions du Peuple.

Histoire des Etats-Unis, éditions Rencontres (tome1)

www.athenaeum.ch/citeidea.htm

Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley, livre de poche.

Histoire générale des civilisations, éditions Arthaud.

http://www.frederic.malo.com/Archives/Familistere/Godin/entreprise.html

 

Histoire de la France urbaine, La ville classique, La ville à l’âge industriel, au Seuil.

  

Cahier de bord :

1) J’ai d’abord utilisé l’Encyclopedia Universalis (article Utopie) pour me définir des axes de recherche : lexique, noms propres, contexte historique.

2) J’ai étudié les renvois proposés par l’Encyclopédie pour déterminer s’ils pouvaient me fournir des idées supplémentaires ou des ébauches de problématique.

3) Les livres d’histoire m’ont permis de me situer précisément les temps, les lieux, les personnages et d’une façon générale, de délimiter des périodes constituant des avatars de l’Utopie. Ils répondaient également aux questions suivantes : « Quelles sont les conditions d’apparition de l’Utopie, comment expliquer leurs échecs ? »

4) Les sites internet ont servi à approfondir ma documentation sur Fourier, Owen, Howard, Godin et ont fourni des illustrations.

5) La lecture intégrale de Thomas More m’a servi de point de départ pour examiner les Utopies ultérieures : permanences, changements offrent un bon point de départ pour la réflexion. Les contre-utopies comme Le Meilleur des mondes, en inversant le point de vue, renversent également les valeurs admises dans l’Utopie et en offre une critique très précise.

6) J’ai donc décidé d’organiser mon raisonnement de façon historique pour montrer que, même si elle se situe dans « non-lieu », l’Utopie renvoie aux problèmes de son époque, qu’elle pose clairement le problème des rapports socio-économiques, mais que son succès dépend paradoxalement de son intégration dans l’économie.

D’autres types de réflexion m’ont semblé possibles comme :

-         l’Utopie à l’œuvre dans nos sociétés modernes : l’administration, les villes nouvelles, la protection sociale.

-         L’Utopie dans les régimes totalitaires du vingtième siècle.

-         L’imaginaire utopique dans les œuvres de science-fiction.