Quand il est entré dans mon logis clos,

J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,

L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…

Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…

-Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.

Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,

Qu’ils semblaient, -si gais, si légers, si doux,-

Deux petits oiseaux caressant la dalle

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais…

-mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,

-ma main en l’ouvrant caressait la huche-

Du cidre nouveau, j’allais et ma main

Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…

-Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.

J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,

Du froid, du chaud, des gens, et ma voix

En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…

-Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet

Que j’avais laissé, je me suis assise…

L’aiguille chantait, l’aiguille volait,

Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…

-mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Marie Noël, Chanson.

   Ce poème de Marie Noël se présente sous la forme d'une chanson dont il comporte les refrains et les vers courts (décasyllabes ou octosyllabes).  Sous une forme simple et pudique, il décrit une rencontre amoureuse au début du siècle.

Nous étudierons sa composition en nous attachant à mettre en valeur l'impression de simplicité ressentie à la lecture.

   La scène se passe en hiver dans une ferme qui semble relativement aisée. Le sol est dallé, la jeune fille prête facilement des outils tout en offrant à boire et à manger. Elle coud près de la fenêtre sans doute pour profiter des dernières lueurs du jour. Il s'agit donc d'un cadre simple et rural, presque une scène de genre échappée d'un tableau réaliste.

Cependant, l'état d'esprit de la jeune fille transparaît à travers les métaphores de l'hiver et de la lumière. "L'hiver dans les doigts et l'ombre sur le dos" renvoient à une situation réelle mais aussi à une impression de tristesse due au froid, à l'insuffisance de clarté. Cette situation lui pèse car l'ombre est sur le dos et non pas dans le dos, les sonorités du deuxième vers accentuent la lourdeur avec la répétition du son "our". La jeune fille est enfermée en elle-même comme elle semble prisonnière de son logis.

Le temps ne s'écoule plus, l'imparfait du refrain prend là toute sa valeur durative et répétitive. Notons qu'il s'oppose dès le début au passé composé marquant l'arrivée du jeune homme comme si cet événement était toujours présent à sa mémoire.

   De la lourdeur nous passons instantanément à la légèreté, à la vivacité. C'est le corps qui réagit sans que l'esprit réfléchisse. C'est pourquoi le poète utilise une succession de métonymies. Les pieds, les mains, les lèvres sont douées d'une vie indépendante. Ce comportement traduit la fébrilité de la jeune fille.

La métaphore de l'oiseau marque la rapidité de la réaction et la légèreté du mouvement. La répétition du verbe caresser (à cinq reprises) traduit l'éveil de la sensualité transposée sur les objets de la vie quotidienne. De la même façon, le travail de couture prendra une toute autre signification dans le dernier quatrain : il aura  la valeur d'un projet d'avenir commun. Le drap lourd devient "notre" toile et l'aiguille vole comme les pieds du second quatrain.

   Ce changement d'état d'esprit modifie également le rythme du vers surtout dans le quatrième quatrain ou la succession des monosyllabes et le contre-rejet imite une sorte d'essoufflement dû à l'émotion. La voix qui caresse les lèvres finit en un baiser inavoué. Emotion d'ailleurs réciproque car le jeune homme la questionne pour faire durer la rencontre. La conversation porte aussi sur l'environnement familier alors que les pensées vagabondent.

Le refrain montre le recul du narrateur par rapport à la situation. Ses questions n'en sont pas réellement : elles  consistent plutôt en une sorte d'attendrissement sur le passé, une manière de le faire revivre par l'écriture.

   Marie Noël transpose donc en poésie une rencontre amoureuse, certainement autobiographique. Elle n'utilise pas les mots et les clichés habituels. Pas d'amour avec un grand A, pas d'envolée romantique, simplement la description d'une scène presque banale mais intensément vécue. Nous nous souviendrons du contraste entre la monotonie du moment précédent la rencontre et la fébrilité qui  gagne tous ses gestes quand le jeune homme entre dans la pièce. Le refrain souligne volontairement ce changement de comportement avec le recul et l'attendrissement du souvenir.