Menu Lettres

L’orange, Francis Ponge, Le Parti-pris de Choses, 1942, Gallimard.

 Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, - mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins.

Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l’oppression ? – L’éponge n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre où d’eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L’orange a meilleur goût, mais elle est trop passive, - et ce sacrifice odorant…c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment.

Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant - bouche dont il ne fait pas hérisser les papilles.

Et l’on demeure au reste sans paroles pour avouer l’admiration que mérite l’enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon – buvard humide dont l’épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.

Mais à la fin d’une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, - il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d’un minuscule citron, offre à l’extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l’intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C’est en lui que se retrouvent, après l’explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, - la dureté relative et la verdeur (non d’ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d’être du fruit.

Commentaire

            Dans son Rappel à l’Ordre (1926), Jean Cocteau expose sa vision de la poésie. Pour lui, le poète doit refuser l’exotisme et peindre les objets sur lesquels « son cœur, son œil glissent chaque jour » afin de montrer « nues, sous une lumière qui secoue la torpeur » les choses « surprenantes qui nous environnent ».

            On peut rattacher à cette thèse l’œuvre de Baudelaire qui bouleverse le genre poétique en exposant sous un autre angle les sujets ‘classiques’ du genre : la femme aimée devient « serpent », le plaisir « tue », la « Beauté » est toujours inaccessible et cache souvent une certaine cruauté (une Passante, la Beauté.) ; de Victor Hugo qui déclarait vouloir « mettre le bonnet rouge au vieux dictionnaire » et ‘réhabiliter’ les « mots roturiers. » ; de Stéphane Mallarmé voulant « redonner un sens aux mots de la tribu. » Les surréalistes, quant à eux, exploraient l’inconscient en transcrivant directement leurs pensées, avec le minimum de travail de réécriture et en refusant toute influence extérieure.

            Cependant le poète qui assigne à la poésie le même rôle que Cocteau est sans doute Francis Ponge. Son œuvre la plus connue, Le Parti pris des Choses (1942) est un recueil de courts poèmes en prose décrivant, d’une façon radicalement différente de ce à quoi l’on peut s’attendre, des « choses », à première vue banales et indignes de faire l’objet d’un poème. Nous allons monter l’originalité de ce point de vue en nous appuyant pour cela sur un extrait, « l’Orange. »

*******

            I) A) De même que la présentation en prose, l’utilisation de l’argumentation contribue à sortir ce texte des « sentiers battus » de la poésie. Est-il en effet courant de bâtir une description sur le mode d’un débat d’idées ? C’est pourtant ce que fait Ponge. On y retrouve les marques du registre argumentatif : abondance des connecteurs logiques et autres mots de liaison (« Comme », « mais », « tandis que »), interpellations du lecteur (« Faut-il prendre part entre ces deux manières de mal supporter l’oppression ? ») On a même l’impression d’être les témoins d’un cours que donnerait un vieux poète à ses disciples, avec les nombreuses occurrences du verbe ‘falloir’ : « Il faut mettre l’accent sur », « il faut en venir au. » ; on peut noter également l’utilisation du registre de langue soutenu, caractéristique des textes argumentatifs : « aspiration », « suaves », « prématurée », « sapide »… Il retrouve en cela le ton impératif de Cocteau.

****

B) Francis Ponge a toutefois veillé à garder toute la poésie de son texte. Grâce à la personnification, l’orange est successivement dotée d’une volonté (« aspiration à reprendre contenance »), de sentiments (la dignité, avec le désir de « reprendre » une certaine « contenance »), d’une « conscience amère », d’un caractère (« elle est trop passive ») propres. De même, l’éponge est « ignoble » et a le même but de « reprendre contenance. » On remarque que cette personnification fait naître des émotions chez le lecteur comme chez le poète, qui émet un jugement personnel sur l’orange comme sur l’éponge, comme s’il s’agissait d’êtres humains.

****

C) A travers les jeux sur les sonorités. Les allitérations et les assonances confèrent un certain rythme à son texte, particulièrement dans les troisième et quatrième paragraphes (répétition des sons « f » et « r », dans « parfaite forme du fruit », alternance des voyelles « i » et « u », récurrence des nasales « on » et « en ».)

L’oxymore « acerbement sapide » est ici employée (juxtaposition des contraires), et la comparaison est filée tout au long de l’extrait avec l’évocation des différences et des points communs entre l’orange et l’éponge. Quant aux pépins, ils sont assimilés à des « citrons. »

************

II) A) Le texte se démarque également par les multiples présentations qu’il donne du fruit. Chacun des quatre sens nécessaires à la description d’un fruit est mis à contribution .

Le goût (« meilleur goût », « ne fait pas se hérisser les papilles [de l’avant-bouche] », « acerbement sapide ») ; la vue (« liquide d’ambre », « coloration glorieuse du liquide », « rose ballon ovale », « épiderme (…) très pigmenté », « parfaite forme du fruit », « lumière », « bois blanc », « verdeur [des pépins.] ») ; le toucher (« ses tissus se sont déchirés », « élasticité [de l’écorce de l’orange] », « tampon-buvard humide », « assez rugueux », « dureté relative [des pépins] ») ; l’odorat (« parfums suaves », « sacrifice odorant »).

L’ouïe n’est pas oubliée notamment à travers les allitérations de consonnes sifflantes (aspiration, expression, oppression, tissus, écorce, expulsion, élasticité) . L’orange reprend une signification, une vie grâce aux sens.

****

B) La description dépasse néanmoins le simple domaine des sens et s’étend à d’autres territoires insoupçonnés.

Ponge insiste sur la prononciation même du mot « orange », qui ne requiert aucune « moue appréhensive. » Son idée de faire appel à la puissance d’évocation d’un mot –d’un son- a d’ailleurs été reprise par les publicistes de France Telecom avec le produit « Orange. » En effet, l’orange est synonyme de beauté, de goût et de parfum agréables, mais est aussi un des fruits les moins chers du marché.

****

C) Le texte prend une dimension historique et philosophique lorsque l’auteur nous invite à prendre ou non parti entre « deux manières » de résister à « l’oppression. » Vaut-il mieux imiter l’éponge, qui « n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou sale selon », ou prendre exemple sur l’orange qui échoue à « reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression », a « meilleur goût » que l’éponge mais « est trop passive » et fait « trop bon compte à l’oppresseur » ?

Rappelons que la France était alors sous l’Occupation nazie et collaborait officiellement avec le Reich. On a ici affaire à une comparaison implicite entre la France vaincue (la prononciation du mot « France » étant très semblable à celle du fruit) et l’orange une fois pressée. En effet, comme le fruit qui donne à son « bourreau » la chance de sentir ses arômes et de mordre à pleines dents ses chairs, le pays était économiquement –et culturellement- pillé par l’Allemagne.

Cependant l’attitude de l’orange/France est préférable à celle de l’ « éponge » (l’Autriche ?) absorbant tout, car une part d’elle résiste : les pépins. Ces derniers sont à la fois synonymes de force (bien que « minuscules », ils ont toutefois une « dureté relative », ont un goût presque « insipide » et sont comparés au « citron », fruit non passif par son acidité et même par sa prononciation), et d’espérance : ne sont-ils pas les germes de futurs arbres ?

Par synecdoque, l’orange contient l’avenir.

*********

Ce poème correspond donc bien ici à la vision qu’a Jean Cocteau du rôle de la poésie. Le poète a su donner à son œuvre un caractère original, sans pour autant sacrifier à l’esthétique nécessaire à ce genre. La forme argumentative, la personnification, le jeu sur les sonorités et les sens, jusqu’à la dimension historique du texte transforment un simple fruit en symbole. 

Avec Francis Ponge, si nous ne mangeons plus l’orange comme « nous habitons la maison », c’est parce qu’en nous faisant  ré-entendre le « bruit de ses syllabes » , il fait œuvre de poète.         

Haut du document voir questionnaire sur Le Pain

 

Par un élève de première L, 2002.