Jean Saintot, 1ère L1.

Charles

Baudelaire

Baudelaire aurait réalisé cet autoportrait sous l’emprise du haschich.

Le poète est issu d’une famille bourgeoise, et l’on remarque que ses origines se retrouvent dans cet image du « dandy » (haut-de-forme, cigare, bottines).

L’arrière-plan, auquel Baudelaire tourne le dos, représente la ville de Paris (on reconnaît l’Obélisque de la Concorde) et, par extension, la société bourgeoise qui dégoûtait le poète.

Le Soleil est dessiné de façon géométrique, comme s’il était artificiel.

Le temps semble gris et brumeux, une tornade se dirige vers lui, mais il ne semble pas y prêter attention.

On retrouve là le caractère désabusé du poète face à son époque et à la nature.

Plan adopté :

I)                   Biographie : le poète et son œuvre.

II)                 Analyse de trois poèmes

III)              La vision de l’amour et de la condition du poète

IV)              Bibliographie

 

 

 

I) Le poète et son oeuvre

1821 (9 avril) : Naissance du poète, à Paris. Son père, François Baudelaire, ancien prêtre revenu à l’état laïque, a soixante-trois ans, sa mère, Caroline Archambaud-Dufaÿs (1793-1871), vingt-huit.

1827 (10 février) : Mort du père de Baudelaire.

1828 (8 novembre) : La mère de Baudelaire se remarie avec le chef de bataillon Jacques Aupick. Ce remariage fut très mal perçu par l’enfant Baudelaire et il en gardera une haine farouche contre son beau-père, d’autant plus qu’il représentait toutes les valeurs de la bourgeoisie, qui dégoûtait le poète.

1832 : Déménagement de la famille à Lyon.

1836 : Jacques Aupick est nommé colonel à l’Etat-Major de Paris. La famille retourne donc vivre dans la capitale.

1839 : Baudelaire est exclu du lycée Louis-le-Grand ; il est reçu bachelier en août. La même année, son beau-père est nommé général de brigade.

1841 (9 juin) : Après décision du conseil de famille, le général Aupick, qu’inquiète l’indépendance et la vie dissolue de son beau-fils, le fait embarquer à Bordeaux sur un navire qui part pour Calcutta. Il découvrit les horizons de l’île Bourbon et de l’île Maurice, ce qui fit naître chez lui un goût pour l’exotisme. Cependant cette « punition » est surtout ressenti par le poète pour ce qu’elle est, à savoir une mesure d’éloignement, et nourrira sa haine pour son beau-père.

1842 : Retour en France de Baudelaire qui a écourté son voyage. Il s’éprend de Jeanne Duval, une mulâtresse qui jouait dans un théâtre. Leur liaison, fort agitée, durera toute la vie du poète. En avril, devenu majeur, il entre en possession de l’héritage paternel : 75 000 francs.

1844 : Le poète, dont l’esprit de rébellion commence à agiter sérieusement les siens, se voit imposer un conseil judiciaire qui aura charge d’administrer son patrimoine à sa place. Maître Désiré Ancelle, notaire à Neuilly, est désigné à cet effet : ainsi Baudelaire fait connaissance du monde des notaires – autre visage de l’ordre social, et de l’Ordre tout court -, mais surtout il a le sentiment d’une humiliation et d’une déchéance. C’est, en outre, pour lui – et il n’a que vingt-trois ans – le commencement d’une vie matérielle difficile : il n’a droit qu’à 200 francs par mois, ce qui est insuffisant pour contenter Baudelaire qui a toujours voulu vivre de façon extravagante.

1845 (avril) : Publication du Salon de 1845 (critique d’art), sous le nom de Baudelaire-Dufaÿs.

1845 (mai) : Tentative –peut-être simulée- de suicide. 

1846 (mai) : Publication du Salon de 1846.

1847 : L’actrice Marie Daubrun joue dans La belle aux cheveux d’or ; on peut dater la liaison de Baudelaire avec elle de cette année-là.

1848 (24 février) : Baudelaire, sur les barricades, aurait parlé d’aller fusiller le général Aupick.

1852 : Baudelaire commence à envoyer des lettres et des poèmes anonymes à madame Sabatier, la Présidente, dont le salon littéraire est ouvert aux plus entreprenants écrivains de l’époque et dont le poète refusera finalement les faveurs. Il lui voue un amour tout spirituel.

1855 (1er juin) : Publication, dans La Revue des Deux Mondes, de 18 poèmes sous le titre, employé pour la première fois, Les Fleurs du Mal. Le titre aurait pu en être Les Limbes, comme Baudelaire l’avait décidé en novembre 1848 (Fourier appelait « périodes limbiques » « l’âge de début social et de malheur industriel), ou Les Lesbiennes, s’il avait préféré conserver son choix de 1846, sans doute jugée trop provocateur et, de toute façon, ne correspondant qu’à quelques poèmes du recueil final.

1856 (mars) : Publication de la traduction des Histoires extraordinaires de l’écrivain britannique Edgar Allan Poe, auquel Baudelaire voue une grande admiration.

1856 (décembre) : Contrat avec les éditeurs Poulet-Malassis et de Broise pour la publication des Fleurs du Mal.

1857 (février) : Baudelaire remet le manuscrit des Fleurs du Mal.

1857 (mars) : Publication de la traduction des Nouvelles histoires extraordinaires de Poe.

1857 (5 juillet) : Gustave Bourdin, chroniqueur au Figaro, dénonce les Fleurs du Mal comme une œuvre où « l’odieux coudoie l’ignoble ».

1857 (20 août) : Procès des Fleurs du Mal par le procureur Picard, ayant également requis contre Madame Bovary de Gustave Flaubert. L’auteur et les éditeurs sont condamnés à des amendes, Baudelaire doit de plus retirer six poèmes de son recueil pour le voir publier.

1859 : Publication du Salon de 1859.

1860 : Publication des Paradis artificiels.

1861 (février) : Seconde édition, augmentée, des Fleurs du Mal. L’ouvrage ne rencontre aucun succès.

1861 (décembre) : Baudelaire veut présenter sa candidature à l’Académie française, il y renonce sur les conseils de Sainte-Beuve.

1863 : Publication de son étude sur Constantin Guys, le Peintre de la vie moderne, dans le Figaro.

1864 (24 avril) : Baudelaire se rend en Belgique, ses déceptions dans ce pays se traduisent par des écrits fort violents.

1866 (mars) : Victime d’un malaise à Namur, Baudelaire présente les premiers symptômes d’aphasie et d’hémiplégie.

1866 (31 mars) : Publication dans le Parnasse contemporain de quinze poèmes sous le titre Nouvelles Fleurs du Mal.

1866 (2 juillet) : Privé de la parole, mais lucide, Baudelaire est ramené à Paris par sa mère.

1867 (31 août) : Mort de Charles Baudelaire.

1868 : Michel Lévy publie les Curiosité esthétiques et la troisième édition des Fleurs du Mal.

1869 : Chez le même éditeur, publication de l’Art romantique, où le poète expose ses idées sur le mouvement romantique et ses objectifs, ainsi que des Petits poèmes en prose.

Genèse et caractéristiques des Fleurs du mal

            Le maître-livre de Baudelaire va être conçu, élaboré et publié à une époque où l’Histoire rencontre le destin des hommes. Le poète a en effet été violemment traumatisé par les événements de 1848 auxquels il prit une part active. Il qualifia cet engagement soudain pour la république d’ « ivresse », de « fureur », et de « plaisir naturel de la démolition » (Mon cœur mis à nu). Cependant cette passion ne fut que passagère. Le coup d’Etat du deux décembre 1851 le traumatise plus brusquement encore que l’insurrection populaire de 1848. Il entraîne en effet chez lui une révision radicale de ses positions et de ses enthousiasmes. Il ira même jusqu’à se ranger sous la bannière de Joseph de Maistre et ne cessera plus de cribler de ses sarcasmes toutes les idéologies républicaines de progrès et d’exaltation de la réalité sociale.

            Cependant il est nécessaire de rappeler ce qu’il y a de rage humiliée dans cette attitude. Il est en effet découragé par le manque de réaction du peuple, en qui il essayait de s’identifier en 1848. Le dégoût du poète pour toute idée sensée mener à l’amélioration de la condition humaine rejoint celui de la société en général, peuple et bourgeoisie compris. C’est vers cette époque que Baudelaire abandonne le titre Les Limbes (qui montrait ses anciennes influences fouriéristes) pour adopter celui des Fleurs du Mal.

            Cependant c’est surtout lui-même que Baudelaire met dans son livre. Il l’avoue lui-même dans une lettre à M. Ancelle le 18 février 1866 : « Faut-il vous dire à vous qui ne l’avez pas plus deviné que les autres que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? »

            Baudelaire montre ainsi toute sa volonté de « démystifier » la sensibilité romantique. En ce sens Les Fleurs du Mal expriment une extraordinaire prise de conscience de la vraie nature du fait poétique. On a souvent répété que le recueil était une œuvre construite, avec un commencement et une fin, mais on a rarement perçu dans l’esthétique des Fleurs du Mal l’affirmation d’un ordre fondé sur la « domination du hasard », sur une conception claire et rationnelle de l’art. Les Fleurs du Mal détruisent la forme idéale donnée par les écrivains romantiques précédents aux sentiments, notamment au sentiment amoureux, pour exposer la dure réalité, vue par un artiste ayant perdu toute illusion, au lecteur : les ailes de l’albatros-poète l’ « empêchent de marcher », il est impossible au poète d’atteindre « l’air supérieur » et de comprendre « le langage des fleurs et des choses » qui sont de toute façon « muettes » (on le voit dans l’Albatros ou Elévation). N’est-ce pas également Baudelaire qui a comparé l’acte d’amour à une opération chirurgicale ?

            L’ouvrage est aussi un défi à la société bourgeoise bien-pensante et une peinture de l’ordre social entier, qui va entraîner la condamnation de cette œuvre définitivement maudite. Baudelaire aurait pu répondre pour sa défense lors du procès que « tous les imbéciles de la bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots ‘immoral, immoralité, moralité dans l’art’ et d’autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre (…) demandait devant les statues et les tableaux immortels, comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. » Le recueil a pour but de montrer la « beauté du mal » et le « mal dans la beauté », il rejette même la religion, dans Le reniement de Saint-Pierre ou encore Le mauvais moine, dénonce la pure beauté dans le poème du même nom (« Je suis belle (…) comme un rêve de pierre »), vante la Douleur et la Mort (« C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ; / C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir » in La mort des pauvres). Baudelaire fait du beau avec du mal, et montre le mauvais côté des choses que l’on juge parfaites.

            Ces considérations ne doivent pas nous faire perdre de vue l’apport positif des Fleurs du Mal et de toute l’œuvre de Baudelaire en général. Ce qui avait fait scandale dans son livre n’était rien d’autre que la claire conscience et surtout la claire formulation de la vérité érotique comme simple objet de poésie. Cette découverte n’en est qu’une à l’intérieur de celle du monde réelle dans sa lancinante précision. Le poète la décrit presque à la façon d’un naturaliste, d’autant plus facilement et précisément que Baudelaire avait de bonnes raisons de rejeter la société et d’y adhérer. On comprend alors le « spleen » baudelairien, remède au « mal du siècle » de Musset, mais remède empoisonné car il faut alors se rendre compte que le monde est non seulement bâti sur des horreurs, mais aussi que ce monde ne peut pas être changé puisque tout remède possible (la mort, la religion, l’amour, le voyage) comporte toujours une moitié, un « double » négatif.

II) Analyse de trois poèmes de Baudelaire, représentatifs des thèmes abordés dans le recueil

Le Serpent qui danse

Que j'aime voir, chère indolente,
            De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
            Miroiter la peau !
 
Sur ta chevelure profonde
            Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
            Aux flots bleus et bruns,
 
Comme un navire qui s'éveille
            Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
            Pour un ciel lointain.
 
Tes yeux, où rien ne se révèle
            De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
            L'or avec le fer.
 
À te voir marcher en cadence,
            Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
            Au bout d'un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
            Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
            D'un jeune éléphant,
 
Et ton corps se penche et s'allonge
            Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
            Ses vergues dans l'eau.
 
Comme un flot grossi par la fonte
            Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
            Au bord de tes dents,
 
Je crois boire un vin de Bohême,
            Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
            D'étoiles mon cœur !

C’est certainement sa maîtresse Jeanne Duval que Baudelaire décrit dans Le serpent qui danse. Le champ lexical du voyage, de l’exotisme renvoie à sa rencontre de 1842 avec la belle mulâtre, actrice dans un théâtre parisien. Portrait d’une femme réelle certes, mais aussi succession d’images, d’impressions ; métamorphoses provoquées par le rythme des vers et la démarche de sa « belle indolente ».

C’est un poème de neuf strophes composé de quatrains de huit et cinq syllabes à rimes croisées. Notons également l’alternance des rimes féminines et masculines. Cette régularité de la strophe et du vers concourt à donner un rythme régulier, comme celui d’une danse justement.

Rien n’est immobile dés le début du poème, la peau vacille comme la moire d’une étoffe, la chevelure devient une mer sur laquelle l’imagination de Baudelaire appareille. Nous avons donc, en trois métaphores, plus un rêve de femme qu’une femme réelle.

Cependant, la description progresse en utilisant des parties du corps : la peau (strophe 1), la chevelure (strophe 2), les yeux (strophe 4), la tête (strophe 6), le corps (strophe 7), la bouche, les dents et même la salive (strophe 8).

A chaque fois, un ou plusieurs verbes de mouvement rythment l’évocation de la femme. Le poète file la métaphore de l’eau et de la mer parce qu’elle permet de donner ce mouvement régulier et doux : danse, balance, se penche, s’allonge, roule, remonte. Tous participent à cette sensation, d’autant plus que les assonances en voyelles nasales assourdissent le poème et atténuent la violence du mouvement.

           

Cette grâce animale ne laisse pas d’être inquiétante par son absence de passion humaine. Que penser des yeux qui mêlent l’or et le fer –deux couleurs qui évoquent le regard vide du serpent-, des eaux de fonte des glaciers grondants qui remontent à sa bouche ? Il faut toute l’   » âme rêveuse  » du poète pour transformer une boisson amère en « vin de Bohème ». C’est une victoire de l’imagination (vainqueur) alors que la femme n’exprime aucun sentiment, « ni de doux, ni d’amer ».

Comme dans d’autres poèmes –La chevelure par exemple– le corps de la femme sert de prétexte à l’évasion. « La femme est surtout une harmonie générale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité. » Baudelaire, Le peintre de la vie moderne.

B) « Élévation »

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes.

            Ce poème est avant tout remarquable par la sensation de mouvement qu’il fait naître chez le lecteur. On remarque ainsi une forte utilisation du champ lexical du déplacement : « par delà », « sillonnes », « agilité », « envole », « plane »… Le mouvement est également évoqué par la gradation de la première strophe : on passe des « étangs » aux vallées », des « vallées aux « montagnes », des « montagnes » aux « bois », puis aux « mers » avant de dépasser les « confins » des « sphères étoilées » en passant par le « soleil » et les « éthers ». Tout au long du poème, de nombreuses indications de lieux maintiennent cette impression : « dans l’onde » (v.6), « bien loin de ces miasmes morbides » (v.9), « dans l’air supérieur » (v.10), « vers les champs lumineux et sereins » (v.16)…

           

À la première lecture, le mouvement apparaît tout d’abord uniquement ascensionnel, et le poème entier semble dégager des idées positives. Le lecteur est trompé par les trois premiers quatrains qui décrivent un passage des « étangs » (qui stagnent) et des « vallées » (qui enferment) aux « montagnes » (qui se dressent vers l’immensité du ciel) et les « mers », qui, par leur immensité, évoquent la liberté. L’emploi de termes comme « agilité » (v.5), « bon nageur » (v.6), « gaîment » (v.7), « volupté » (v.8) achèvent de donner aux lecteurs l’idée que l’esprit du poète et le sien ne font qu’un et s’élancent vers les « espaces limpides ».

            Cependant il suffit d’observer le changement de personne au quatrième quatrain pour constater que le poète a échoué dans sa quête de liberté : il arrête de tutoyer son « esprit » pour vanter « celui qui peut (…) s’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Nous sommes donc redescendus sur terre, au niveau des « étangs », des « vallées » et des « miasmes putrides », et nous observons, ou plutôt évoquons, la chance qu’aurait celui qui réussirait à atteindre l’objectif qu’il s’est fixé. Nous n’échappons donc pas aux « ennuis » et aux « vastes chagrins » (v.13), à notre « existence brumeuse » (v.14), et nous ne pouvons pas nous « purifier », cloués au sol près des « miasmes morbides ». Ce sentiment d’échec est d’autant plus fort que l’on sait que jamais personne ne pourra atteindre « les champs lumineux et sereins » : est-il possible de boire le « feu clair qui remplit les espaces limpides » ou de « comprendre sans effort/ le langage des fleurs et des choses muettes » ? Qui peut boire du feu ou parler aux fleurs et aux cailloux ? Baudelaire a employé ces oppositions (l’oxymore « feu clair » et l’antithèse « le langage des (…) choses muettes ») pour nous ramener à notre condition d’hommes, esclaves de nos vices et de notre société.

           

       Ce poème constitue donc une bonne évocation du fameux « spleen baudelairien », qui repose sur la conscience que le monde est injuste, que la société telle qu’elle est n’est qu’un échec, et sur la conviction que rien, absolument rien, ne pourra y changer quelque chose, toute tentative pour ce faire portant la germe de son propre échec, puisque, comme Baudelaire le pensait, le Mal est présent partout, même dans la vertu et les plaisirs.

C) Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

        Baudelaire , très influencé par le romantisme et le Parnasse s'est imposé comme le chef de l'école symboliste, reconnu par Rimbaud comme le " vrai dieu ". Innovateur, il ouvre des voies nouvelles en se situant dans une conception platonicienne de l'univers, en conférant à la poésie la fonction de symboliser, c'est à dire d'unifier, de relier, pour cela en systématisant la pratique des correspondances. Ce sonnet est donc très important dans l'esthétique symboliste et Baudelairienne.
 

   Il s'agit d'un poème didactique. Le poète livre une méthode, celle de la synesthésie, c'est à dire des équivalences sensorielles. Cette recherche apportera dans le texte un grand nombre de comparaisons. Le poète utilise habilement la structure du sonnet donc  les deux quatrains constituent le temps théorique et les deux tercets livrent le développement d'équivalence. On peut se demander comment le poète parvient à livrer un enseignement, une méthode, tout en donnant à son texte une grande portée poétique. On étudiera la théorie des synesthésies, puis l'analyse de la pratique de la synesthésie.
Les correspondances reposent à la fois sur une certaine perception de l'Homme, dès le premier quatrain, avec " L'Homme y passe à travers des forêts de symboles ". L'Homme est simplement évoqué par le verbe " passer ", qui connote l'éphémère, et une certaine passivité.

Le rythme de l'alexandrin, ou tétramètre, trop régulier et monotone déshumanise l'Homme en lui donnant un certain automatisme. Cette perception de l'Homme amène une dénonciation, et l'Homme réagit en ouvrant ses sens à une certaine perception de la nature, qui est perçue positivement. Le mot    " Nature " reçoit une majuscule, l' "homme " n'en a pas.

La Nature a trois qualités dans le texte. Elle est personnifiée, avec " vivant, parole, observe, regards familiers, … ". Elle est religieuse. " La Nature est un temple ", " pilier ". Sens très vaste du mot " religion ", qui est ici lieu de liaison, lieu qui donne du sens en reliant le sensible à l'invisible, le physique au métaphysique. La nature est aussi un lieu symboliste : " l'homme y passe à travers des forêts de symboles ", donc, des forêts de liaisons, de liens, avec un champ lexical positif, elle observe avec des regards familiers. Ce premier quatrain et donc un quatrain d'avertissement. La nature est un lieu de symbole qui donne naissance à la condition de l'homme pour peu que ce dernier ouvre ses sens, ne reste pas sourd ni aveugle.

La théorie apparaît dans le deuxième quatrain. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » C'est un vers particulièrement travaillé au niveau syntaxique, avec l'énumération de trois sujets participant à la même action. Chaque sujet agit sur l'autre par la voix pronominale réciproque : chaque sujet agit sur l'autre. La formule revêt presque la tonalité d'une maxime, et est une règle essentielle du symbolisme.

On appréciera la structure du quatrain nous permettant d'attendre la maxime, la laisse en suspend, et  exprime d'abord une première comparaison : " Comme de long échos qui de loin se confondent ". Mais le poète ne dissocie pas l'apport théorique de la pratique.

" Il est ", donc est sensible, donc existe. Il part d'une sensation très secrète, abstraite, le parfum. Le parfum est impalpable, mais les allitérations en sifflantes et fricatives le rendent palpables.

« Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, « 

Les trois " comme " successifs, évoquent des sensations tactiles, " chairs d'enfants fraîches ", musicales, " le hautbois ", visuelles, " vent, prairie, printemps ". De plus, on remarquera que ces sensations ne sont pas enfermées, mais débordent de leur domaine.

Le poète cherche un deuxième exemple, auquel il ne donne plus d'équivalences sensuelles mais morales, avec les notions de " corrompu, riche, innocente ". Il organise une gradation à travers ces trois qualités : la corruption car il est lourd, la richesse car il est tenace, le triomphe car il est dominant.

Cette gradation qui culmine par le mot très fort " expansion ", qui montre que le parfum prend plus d'ampleur encore. La gradation se continue à l'infini comme si cette sensation provoquait chez le poète l'élévation, et un oubli du spleen, un transport vers l'idéal. Cette démarche ne peut pas dissocier les sens et l'esprit. Dans cette autre gradation, le poète retrouve les sensations les plus lourdes, capiteuses, comme " le musc, le benjoin, encens,… "

Il parvient donc avec virtuosité à retrouver l’unité perdue, « l’esprit et les sens ». les correspondances ne sont pas de simples ressemblances mais une véritable fusion. Cette théorie remet au premier plan le rôle de l’imagination comme Baudelaire l’affirme dans sa Lettre à Toussenel de 1856 : « …l’imagination est la plus scientifique des qualités, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance. »

 

III) La vision de l’amour et de la condition du poète

L’amour et la vision de la femme constituent un thème privilégié de l’œuvre et de la réflexion baudelairiennes. Dans Les Fleurs du Mal, les poèmes qui disent l’amour ou que l’amour inspire représentent la majeure partie de « Spleen et Idéal » : c’est que ce sentiment est l’objet de variations très complexes dans l’esprit du poète et que ce dernier a connu plusieurs liaisons, auxquelles on peut faire correspondre plusieurs cycles.

On distingue ainsi, par exemple, le cycle de l’amour sensuel dont Jeanne Duval est la plus grande inspiratrice. Contrastant avec cette vision de la beauté féminine, du plaisir des sens et du péché et du mal qui y sont attachés, on remarque un second cycle chantant l’amour spirituel, quasi platonisant : la femme, « ange », « Muse », « Madone » ou « idole » devient une « superstition » (Baudelaire l’avoue dans une lettre à Madame Sabatier). Cette dernière et l’actrice Marie Daubrun ont été les principaux « supports » de ce culte.

Mais l’amour baudelairien est bien plus riche et nuancé pour être condensé dans ces deux extrêmes : la jouissance spirituelle et sensuelle de l’esthète qui contemple la beauté, l’évasion dans un monde de pureté et de douceur d’une âme nostalgique, la perversion analysée par la conscience du moraliste désespéré qui rapporte la volupté au Mal, à l’irrésistible postulation de l’homme vers Satan, sont autant de facettes que l’on retrouve dans les poèmes de Baudelaire ayant trait au sentiment amoureux.

Dans tous les cas, l’amour est autant présenté comme un plaisir que comme un mal : même le sentiment romantique le plus pur contient une part de Mal en lui. À moins qu’il ne s’agisse du Mal lui-même…

C’est aussi peut-être pour le poète une façon comme une autre de faire un pied-de-nez à la société bourgeoise moralisatrice, moyen de rébellion qui se retrouve même dans les femmes que Baudelaire a aimé : Marie Daubrun, l’actrice, Madame Sabatier, la demi-mondaine, et surtout Jeanne Duval, la métisse comédienne, sont toutes plus ou moins en marge de la société.   

Dans ce vaste tableau des souffrances humaines exposé par Les Fleurs du mal, une figure se détache, celle du poète, et, par extension, celle de tout homme et de toute femme.

Le Poète est d’abord vu comme un être « intermédiaire » entre Dieu et les hommes. Incompris de ces derniers, il est voué à chercher la liberté par le rêve et la méditation, mais cette quête est, comme on le voit dans le poème Élévation, purement illusoire et vouée à l’échec. L’artiste doit donc vivre dans le monde infâme des hommes, punition d’autant plus injuste et cruelle qu’il a conscience de l’état déplorable du monde réel, et, par conséquent, il ne peut s’y intégrer totalement. Rejeté des deux côtés, celui de la société industrielle du XIXème siècle et de ses aspirations au bonheur le plus pur, Baudelaire est condamné à errer dans le vide (les « limbes ») entre la réalité et la fiction.

Mais ce déchirement entre la réalité et l’ « Idéal » est valable aussi pour le lecteur et pour l’humanité entière. L’homme conscient de sa chute et son incapacité à changer sa triste condition ne peut que s’abandonner au « spleen » baudelairien, à une renonciation totale de participation à la vie, à un sentiment d’ « après moi, le déluge » et même à un certain je-m’en-foutisme.

La condition du poète, victime de son propre état d’artiste mais n’en pouvant sortir, est donc l’image même du « spleen », seul alternative que peut connaître l’Homme au péché d’humanité.

  

           

Bibliographie

Histoire littéraire de la France, tome IX, éditions sociales.

Théma Anthologie des Fleurs du Mal, éditions Hatier.

Les Fleurs du Mal, éditions Rencontre.

Internet, Lettres.net.

Lagarde et Michard, XIXème siècle.