Menu Lettres

« Élévation »

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes.

            Ce poème est avant tout remarquable par la sensation de mouvement qu’il fait naître chez le lecteur. On remarque ainsi une forte utilisation du champ lexical du déplacement : « par delà », « sillonnes », « agilité », « envole », « plane »… Le mouvement est également évoqué par la gradation de la première strophe : on passe des « étangs » aux vallées », des « vallées aux « montagnes », des « montagnes » aux « bois », puis aux « mers » avant de dépasser les « confins » des « sphères étoilées » en passant par le « soleil » et les « éthers ». Tout au long du poème, de nombreuses indications de lieux maintiennent cette impression : « dans l’onde » (v.6), « bien loin de ces miasmes morbides » (v.9), « dans l’air supérieur » (v.10), « vers les champs lumineux et sereins » (v.16)…

À la première lecture, le mouvement apparaît tout d’abord uniquement ascensionnel, et le poème entier semble dégager des idées positives. Le lecteur est trompé par les trois premiers quatrains qui décrivent un passage des « étangs » (qui stagnent) et des « vallées » (qui enferment) aux « montagnes » (qui se dressent vers l’immensité du ciel) et les « mers », qui, par leur immensité, évoquent la liberté. L’emploi de termes comme « agilité » (v.5), « bon nageur » (v.6), « gaîment » (v.7), « volupté » (v.8) achèvent de donner aux lecteurs l’idée que l’esprit du poète et le sien ne font qu’un et s’élancent vers les « espaces limpides ».

            Cependant il suffit d’observer le changement de personne au quatrième quatrain pour constater que le poète a échoué dans sa quête de liberté : il arrête de tutoyer son « esprit » pour vanter « celui qui peut (…) s’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Nous sommes donc redescendus sur terre, au niveau des « étangs », des « vallées » et des « miasmes putrides », et nous observons, ou plutôt évoquons, la chance qu’aurait celui qui réussirait à atteindre l’objectif qu’il s’est fixé. Nous n’échappons donc pas aux « ennuis » et aux « vastes chagrins » (v.13), à notre « existence brumeuse » (v.14), et nous ne pouvons pas nous « purifier », cloués au sol près des « miasmes morbides ». Ce sentiment d’échec est d’autant plus fort que l’on sait que jamais personne ne pourra atteindre « les champs lumineux et sereins » : est-il possible de boire le « feu clair qui remplit les espaces limpides » ou de « comprendre sans effort/ le langage des fleurs et des choses muettes » ? Qui peut boire du feu ou parler aux fleurs et aux cailloux ? Baudelaire a employé ces oppositions (l’oxymore « feu clair » et l’antithèse « le langage des (…) choses muettes ») pour nous ramener à notre condition d’hommes, esclaves de nos vices et de notre société.

Ce poème constitue donc une bonne évocation du fameux « spleen baudelairien », qui repose sur la conscience que le monde est injuste, que la société telle qu’elle est n’est qu’un échec, et sur la conviction que rien, absolument rien, ne pourra y changer quelque chose, toute tentative pour ce faire portant la germe de son propre échec, puisque, comme Baudelaire le pensait, le Mal est présent partout, même dans la vertu et les plaisirs.

Haut du document