Etude des temps verbaux et des sonorités dans un texte en prose 1

Le Parfum_ 2

Les points de vue et les plans 4

Sonorités et figures de style 4

Récit et discours 6

Les deux versions du dramatique 7

La psychologie du personnage 7

Sept ficelles du métier 8

1 - L’ACCROCHE (THE H00K) 8

2 -      CHOISIR LA NATURE DU HÉROS ET DE L’INTRIGUE_ 8

3 -      FAIRE SE HEURTER LES TEMPÉRAMENTS_ 8

5 - DES OBSTACLES ET ADVERSAIRES SUFFISANTS_ 9

6 -CRESCENDO, CLIMAX ET CHUTE_ 9

7 -NE PAS CONFONDRE HISTOIRE ET RÉCIT_ 9

Les humeurs de la mer, La leçon d’anatomie, 9

Etude des temps verbaux et des sonorités dans un texte en prose

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  "Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumière et la poussière de la mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femmes, envie enfin de retrouver l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu.

   Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.

   Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant. A l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.

   J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Et cette fois, sans se soulever, L'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur."

L’ETRANGER, ALBERT CAMUS.                   Haut du document

 Le Parfum

« Au XVIIIème siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C'est son histoire qu'il s'agit de raconter ici. Il s'appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d'autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce n'est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d'orgueil, moins ennemi de l'humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c'est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l'histoire : au royaume évanescent des odeurs.

A l'époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l'urine, les cages d'escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d'habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d'oignons, et leurs corps, dès qu'ils n'étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l'épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu'en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIème siècle, l'activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n'y avait-il aucune activité humaine, qu'elle fût constructive ou destructiye, aucune manifestation de la vie en germe ou. bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.

Et c'est naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande, car Paris était la plus grande ville de France. Et au sein de la capitale il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c'était le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de l'Hôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaines et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait empli par couches successives charniers et ossuaires. Ce n'est que plus tard, à la veille de la Révolution, quand certaines de ces fosses communes se furent dangereusement effondrées et que la puanteur de ce cimetière débordant déclencha chez les riverains non plus de simples protestations, mais de véritables émeutes, qu'on finit par le fermer et par l'éventrer, et qu'on pelleta des millions d'ossements et de crânes en direction des catacombes de Montmartre, et qu'on édifia sur les lieux une place de marché.

Or c'est là, à l'endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille. C'était l'une des journées les plus chaudes de l'année. La chaleur pesait comme du plomb sur le cimetière, projetant dans les ruelles avoisinantes son haleine pestilentielle, où se mêlait l'odeur des melons pourris et de la corne brûlée. La mère de Grenouille, quand les douleurs lui vinrent, était debout derrière un étal de poissons dans la rue aux Fers et écaillait des gardons qu'elle venait de vider. Les poissons, prétendument pêchés le matin même dans la Seine, puaient déjà tellement que leur odeur couvrait l'odeur de cadavre. Mais la mère de Grenouille ne sentait pas plus les poissons que les cadavres, car son nez était extrêmement endurci contre les odeurs, et du reste elle avait mal dans tout le milieu du corps, et la douleur tuait toute sensibilité aux sensations extérieures. Elle n'avait qu'une envie, c'était que cette douleur cessât, elle voulait s'acquitter le plus vite possible de ce répugnant enfantement. C'était son cinquième. Tous les autres avaient eu lieu derrière cet étal et, à tous les coups, ç'avait été un enfant mort-né ou à peu près, car cette chair sanguinolente qui sortait là ne se distinguait guère des déchets de poisson qui gisaient sur le sol, et ne vivait d'ailleurs guère davantage, et le soir venu, tout cela était balayé pêle-mêle et partait dans des carrioles vers le cimetière ou vers le fleuve. C'est ce qui allait se passer une fois de plus, et la mère de Grenouille, qui était encore une jeune femme, vingt-cinq ans tout juste; qui était encore tout à fait jolie et qui avait encore presque toutes ses dents et encore des cheveux sur la tête, et qui à part la goutte, la syphilis et un peu de phtisie n'avait aucune maladie grave, qui espérait vivre encore longtemps, peut­-être cinq ou dix ans, et peut-être même se marier un jour et avoir de vrais enfants en étant la res­pectable épouse d'un artisan qui aurait perdu sa femme, par exemple.... la mère de Grenouille souhaitait que tout cela finisse. Et quand les dou­leurs se précisèrent, elle s'accroupit et accoucha sous son étal, tout comme les autres fois, et trancha avec son couteau à poisson le cordon de ce qui venait d'arriver là. Mais voici qu'à cause de la chaleur et de la puanteur (qu'elle ne percevait pas comme telles, mais plutôt seulement comme une chose insupportable et enivrante, un champ de lis ou une chambre close où l'on a mis trop de jonquilles), elle tourna de l'oeil, bascula sur le côté, roula sous la table et jusque sur le pavé, restant là en pleine rue, le couteau à la main. »

Patrick Süsskind, Le Parfum.              Haut du document         


  Dans ces premières pages du roman de Patrick Süßkind, Le Parfum, nous assistons à une description inhabituelle en littérature. En effet, le narrateur choisit le champ lexical …1…………………….., sens peu sollicité ordinairement. Il traite du "royaume évanescent des odeurs" pour mettre en condition le lecteur. Mais il s'agit des mauvaises odeurs dans un livre censé parler de parfum.

   Nous nous poserons le problème de l'intérêt romanesque du thème en étudiant la composition du passage et les procédés utilisés.

   La …2……………………, non seulement du substantif  "puanteur", du verbe "puer", mais aussi des structures de phrases cherche à créer une impression de quantité, d'universalité des odeurs. Elles touchent tous les 3………………. de la société (Noblesse, Clergé, Paysans, Bourgeois et artisans), tous les âges de la vie, tous les lieux, intérieurs et extérieurs, toutes les activités humaines. Elles imprègnent en quelque sorte la société du XVIIIème siècle jusque dans le moindre détail et même jusque dans la mort.

   C'est dans ce contexte qu'il fait naître le héros du récit. Il utilise astucieusement une longue …4…………………qui part de la France entière pour arriver précisément dans le quartier le plus pestilentiel de Paris. Le personnage est ainsi baptisé (Jean Baptiste) d'une manière originale et quasiment prédestinée.

   Les longues 5……………………………renvoient aux conditions de vie et d'hygiène, aux activités pratiquées. Le vocabulaire des odeurs étant limité, le narrateur donne l'origine pour la conséquence, les …6…………………….. pallient à l'insuffisance du lexique.

Quelques ……7…………………. humoristiques, le roi qui pue comme un fauve et la reine comme une vieille chèvre, introduisent une ………8…………….entre le narrateur et sa description. De même, les remarques sur le physique et les espérances de la mère de Grenouille confinent à l'humour noir.

Le tout est prestement enlevé, avec le recours aux discours direct et ……9………………………… qui nous met de plein-pied avec la réalité. Les circonstances de cette naissance baignée dans les odeurs et un tragique quotidien conditionnent certainement le reste du roman. Le parfum semblera une nécessité, l'envers du décor et le fil conducteur du ……10……………….


   Dans ces premières pages du roman de Patrick Süsskind, Le Parfum, nous assistons à une description inhabituelle en littérature. En effet, le narrateur choisit le champ lexical des odeurs, sens peu sollicité ordinairement. Il traite du "royaume évanescent des odeurs" pour mettre en condition le lecteur. Mais il s'agit des mauvaises odeurs dans un livre censé parler de parfum.

   Nous nous poserons le problème de l'intérêt romanesque du thème en étudiant la composition du passage et les procédés utilisés.

   La répétition, non seulement du substantif  "puanteur", du verbe "puer", mais aussi des structures de phrases cherche à créer une impression de quantité, d'universalité des odeurs. Elles touchent tous les ordres de la société (Noblesse, Clergé, Paysans, Bourgeois et artisans), tous les âges de la vie, tous les lieux, intérieurs et extérieurs, toutes les activités humaines. Elles imprègnent en quelque sorte la société du XVIII° siècle jusque dans le moindre détail et même jusque dans la mort.

   C'est dans ce contexte qu'il fait naître le héros du récit. Il utilise astucieusement une longue gradation qui part de la France entière pour arriver précisèment dans le quartier le plus pestilentiel de Paris. Le personnage est ainsi baptisé (Jean Baptiste) d'une manière originale et quasiment prédestinée.

   Les longues énumérations renvoient aux conditions de vie et d'hygiène, aux activités pratiquées. Le vocabulaire des odeurs étant limité, le narrateur donne l'origine pour la conséquence, les métonymies pallient à l'insuffisance du lexique.

Quelques comparaisons humoristiques, le roi qui pue comme un fauve et la reine comme une vieille chèvre, introduisent une distance entre le narrateur et sa description. De même, les remarques sur le physique et les espérances de la mère de Grenouille confinent à l'humour noir.

Le tout est prestement enlevé, avec le recours aux discours direct et indirect libre qui nous met de plein-pied avec la réalité. Les circonstances de cette naissance baignée dans les odeurs et un tragique quotidien conditionnent certainement le reste du roman. Le parfum semblera une nécessité, l'envers du décor et le fil conducteur du récit.             Haut du document


Les points de vue et les plans

1)  « Madame de Rénal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin,// quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan, presque encore enfant, extrêmement  pâle// et qui venait de pleurer.// Il était en chemise bien blanche et avait sous le bras une veste fort propre en ratine violette. »

Stendhal, Le rouge et le noir, I, chap 6.

2)  //« Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée sur l’autre, travailler son compagnon. »//

Alain Fournier, Le grand Meaulnes,I, Chap 11.

3)  //« ... le père avait un tic nerveux fort singulier. Chaque fois qu’il voulait atteindre un objet, sa main décrivait un crochet rapide, un sorte de zig-zag affolé, avant de parvenir à toucher ce qu’elle cherchait...//

//Je remarquai aussi que la jeune fille gardait pour manger, un gant à la main gauche. »//

Guy de Maupassant, Le tic, Contes et nouvelles.

4)  //« C’était une femme de la quarantaine environ, à belles épaules,// à nez busqué,// à la voix traînante, et portant ce soir-là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu de guipûre qui retombait par derrière en triangle. »//

Gustave Flaubert, Madame Bovary,I, chap 8.

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5)   //« Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim.// Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance..//.

Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure.// Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer,// une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. »//

Emile Zola (1840-1902), Germinal, 1885. (Vème partie, chap 5)

Les points de vue et les plans, identifiez les plans entre //.

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Sonorités et figures de style

Emile Zola (1840-1902), Germinal, 1885. (Vème partie, chap 5)

  "Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc,, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loque, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.

  "Quels visages atroces !" balbutia Madame Hennebeau.

Négrel dit entre ses dents : "Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?"

    Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons d'une pourpre sombre ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

" Oh ! superbe !" dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

   Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Madame Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvante qui souffle de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

   C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. [...]

Un grand cri s'éleva, domina la Marseillaise :     "Du pain ! du pain ! du pain !"

 

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Récit et discours

« Je vais te montrer comment on séduit une femme.  Prestidigitation.  Rien dans les mains, rien dans les poches.  Rien dans les poches surtout. Je commence. »

Elle se disposa à écouter, presque intéressée.  Mais sur les lèvres de Solal le sourire extasié, menaçant, enfantin, cessa d'errer.  Il se promena , puis s'abattit lourdement sur le fauteuil et songea. Sous une gaieté qui lui apparaissait soudain ridicule et pitoyable, il avait caché son trouble.  En réalité, il avait eu si peur en venant.  Elle était la seule femme qu'il eût aimée.  Depuis si longtemps elle était sur tous les chemins de sa pensée.

Adrienne ne cessait de le regarder, sentait la sincérité de ce silence, n'osait parler, était en proie au remords.  Comment avait-elle pu être si dure avec lui ?  Quels yeux!  Et il était grand comme un demi-dieu.

Il parla avec la gravité d'une douleur véridique qui osait enfin surgir. EIle était son seul pays.  Il avait tellement attendu, toujours espéré.  Tous les matins, il avait attendu à Aix la lettre de miracle.  Tous les soirs, il pressait son coeur et il en sortait du sang noir.  Toutes les nuits, il se disait quelle vivait et qu'il ne voyait pas ses yeux.  Il n'avait pas oublié un seul mot, un seul geste d'elle.  Les trois merveilleuses années de Céphalonie.  Elle était la seule, elle était ce qu'il avait connu de plus doux, de plus vivant et de plus noble. Et caetera, la vieille ferblanterie inusable.

- Ma vie est entre tes mains.  Si tu me repousses, je meurs. Je t'aime, moi, je t'aime, j'ai tant souffert.

Ému par toutes ces images douloureuses, il pleura sincèrement.  Elle fondait de pitié devant cette jeune souffrance.

- Adrienne, une seule fois vous revoir.  Nous revoir seuls.  Entre les murs de la chambre, je marchais et j'attendais. Dans la solitude, les larmes sur mes doigts étaient mes seules compagnes.

Ses yeux étaient embués de vraie douleur mais la joie d'avoir réussi la dernière phrase le fit respirer largement.  Il baissa les franges recourbées où perlaient encore des larmes et médita.

'Un : déclaration d'amour.  Bon.  Fait.  Assez bien.  C'est donc pour éveiller intérêt ; pour que j'existe de nouveau à ses yeux.  Maintenant voyons le deux et le trois qui restent à faire.  Deux : suggérer que je suis aimé ; inventer histoire.  On le fera en parlant ; j'ai plus d'idées à haute voix. Donc l'intérêt qu'elle éprouve pour moi est jusfifié.  Bon.  Trois : suggérer que la femme qui m'adore est digne d'être aimée par moi.  Tout en me défendant très sincèrement d'aimer cette belle mystérieuse, en parler de telle sorte qu'Adrienne soit persuadée que je ne peux pas ne pas commencer bientôt à aimer - quel mot ! - l'extraordinaire concurrente si elle n'y prend garde.  Sans le un, impossible d'obtenir jalousie avec deux et trois.  Sans deux et trois, un perd valeur.  Je fais tout marcher : tendresse maternelle, fierté satisfaite, orgueil en éveil, inquiétude. Ça va.  Allons-y.  Quels trois serpents je suis."

- Lorsqu'il eut fini de parler, elle se leva, se regarda dans la glace. Non, elle n'avait pas vieilli, mais les années passaient tout de même.  Et lui était en plein rayonnement de jeunesse.  Ah, il aimerait bientôt cette inconnue, plus jeune qu'elle certainement.  C'était sans doute grâce à cette inconnue qu'il avait pu changer de vie.  Hôtel Ritz et beaux vêtements.  Il devait se laisser adorer, mener une vie de paresse.  Elle avait le devoir en somme de réparer le mal qu'elle avait fait.  C'est à cause d'elle en somme qu'il allait mener bientôt une vie de corruption.  Il se trompait lorsqu'il disait qu'il l'aimait.  Mais peu importait.  Son devoir à elle était de veiller sur lui.

Lui pensait.  "Pauvre, je lui ai fait de la peine et elle a mordu.  N'empêche, c'est une misérable.  Pas de pitié pour moi, sincère et galeux.  Mais depuis que je suis bien habillé et que je mens, changement à vue.  Ah, misère.  Ah, j'aurais voulu autrement.  Dommage." Il la supplia du regard.  Elle caressa les courtes boucles noires.

- Tout ce que vous voudrez, mon enfant, dit-elle avec la mélancolie sentencieuse des femmes qui s'approchent des solennités du coeur.

Il eut honte pour cette femme intelligente soudain idiote et se leva trop brusquement.  Mais il sentit aussitôt la méfiance d'Adrienne.  Pour réparer la gaffe, il fit trembler imperceptiblement ses doigts et ses paupières, heurta un guéridon.  Elle fut touchée par cette sincérité maladroite.  Il eut un regard sournois, baissa les yeux qui, en ce moment, louchaient un peu.

- Quand, Adrienne ?

- Demain soir, si vous voulez, vers huit heures et demie.  Au Ritz, avez-vous dit ?

- Soyez bénie, dit le jeune pontife avec beaucoup de gravité.

Il sortit.  Elle le suivit du regard, se rappela soudain qu'il avait parlé de prestidigitation, se demanda si elle n'avait pas été jouée et si elle irait vraiment le voir à l'hôtel. »

Albert Cohen, Solal, 1930. Éd.  Gallimard.

Que représentent les passages surlignés ? Et les autres ? Montrez les différences et les points communs dans un tableau de votre composition.


Les deux versions du dramatique

Etymologiquement le terme de dramatique vient du grec drama qui signifie , « action ».   - Les héros : uniques ou multiples dans l’Odyssée, il y a, posé au départ, un seul héros, Ulysse, à la tête du groupe de ses compagnons, et en face, toute une série d’adversaires, monstres ou femmes fatales, affrontés un a un, au cours de l’errance.

Chacun est différent des autres, a son caractère, sa personnalité.  HEGEL : HÉROS ÉPIQUE, HÉROS TRAGIQUE

Dans son Esthétique, le philosophe Hegel distinguait très nettement le héros épique du héros tragique.  Le point clé réside dans la personnalité même du héros.  Dans l’action, ce héros fait montre de qualités qui sont celles du groupe, il est son porte-parole, son champion, son meilleur élément.

Son destin résulte à parts égales de son caractère intérieur et des aléas des événements extérieurs.  Si, malgré ses qualités, il est vaincu par le destin, le groupe le pleure et le glorifie, et nous avec lui.

En revanche, le héros tragique n’est pas en phase avec son groupe social.  Au lieu d’être mû par une motivation qui est celle du groupe, il est en proie à une passion particulière.  Le destin n’est plus extérieur mais intérieur : il le porte en lui.  Le double Ulysse

En résumé, l’épopée met en scène un héros unique, porteur des valeurs du groupe, face à une multitude d’étrangers, et met en scène un long voyage aux scènes multiples et aux décors variés.  La tragédie met en scène un héros en proie à une passion unique,  mal intégré au groupe et en conflit avec d’autres personnages auxquels il se heurte tour à tour, qu’ils soient du groupe ou étrangers, dans un décor unique ou presque.

De plus, chaque scène implique la confrontation du héros unique avec un personnage différent : allié ou adversaire.  En revanche, le genre dramatique est beaucoup plus propice aux scènes en miroir, il fa t entendre par là des scènes qui, à la fois, se ressemblent et diffèrent.

 

La psychologie du personnage

Pour le spectateur aussi l’effet est différent.  Dans l’épopée, il ne connaît au départ le héros que de l’extérieur, mais , à mesure de ses aventures, face à des adversaires variés, il va connaître de mieux en mieux ses ressources intérieures multiples.  Donc le personnage va devenir de plus en plus complexe, de plus en plus humain.  Dans la tragédie, la passion exclusive du héros est posée d’emblée : son « intérieur » est donc connu.  Le héros tragique suscite la terreur et/ou la pitié, comme Aristote l’a bien montré.  Nous avons pitié du héros qui ne peut dominer sa passion et nous sommes terrorisés par les « dégâts » qu’il peut commettre, presque malgré lui, en raison de son aveuglement.

Dans leur expression la plus pure, ces deux modèles de l’épopée et de la tragédie peuvent servir de modèle et de repère dans l’analyse et la construction de scénarios.

 

Deux modèles de récits :

Les courses-poursuites à travers les grands espaces induisent naturellement des scénarios épiques et des romans d’aventures : sur terre, sur mer, dans la jungle, les montagnes ou les déserts... Au cinéma, la conquête de l’Ouest et le western classique en sont de bons exemples.  Pour Edmond Dantès, il faut s’évader du château d’if, ce lieu clos qui le retient injustement, pour exercer sa vengeance (Le Comte de Monte-Cristo).

Le Désert des Tartares de Dino Buzzati met en scène un jeune lieutenant qui prend son premier poste dans un Fort perdu, en lisière du désert, qui défend le pays contre les incursions des Tartares.  De matérielle, la quête devient de plus en plus spirituelle.  Toute l’enquête y ramène en 3 étapes successives.  - Huis-clos de Sartre, qui met en scène deux couples qui se croisent et se déchirent, est aussi une tragédie.

Le héros part de son village vers l’aventure, traverse des paysages variés et livre des combats de plus en plus difficiles.  Ce n’est qu’à la fin qu’il découvre le lieu clos, l’antre dans lequel se cache le méchant, qu’il y pénètre, est mis en grand danger et finalement terrasse ce méchant.  Les scénarios bipolaires

Une autre manière de dépasser le choix entre le scénario épique et tragique est ce que j’appelle le scénario bipolaire, c’est-à-dire fondé sur deux lieux : un principal et un secondaire

En passant du sérieux au comique, on retrouve la même opposition bipolaire de base.

Toute une série de scénarios comiques sont fondés sur le schéma linéaire épique de la course-poursuite : du genre chasse au trésor ou capture d’un personnage échappé.  Dans un lieu unique et relativement clos, où du moins un lieu qui est le centre de toutes les allées et venues, un groupe de personnes comprend, en son sein, un personnage en proie à son idée fixe e4 qui va se heurter aux autres.

Se poursuit dans une boutique de modiste, se poursuit encore dans un autre appartement, et encore à la mairie et se termine enfin à un croisement de rue.

A cet égard des pièces comme l’Hôtel du Libre-échange ou BoeingBoeing sont exemplaires, fondées sur toutes les possibilités combinatoires entre des couples qui se font et se défont au gré des rencontres.

Hitchcock, réputé pour la rigueur de ses scénarios, ne s’y est pas trompé.  Il a toujours choisi l’une ou l’autre des 2 formules sans les mélanger.

Dans les scénarios de course-poursuite, il provient de ce que chaque lieu nouveau comporte sa part d’imprévu, de mystère et de danger.  Dans les scénarios dramatiques, le décor unique est bien connu et le suspense vient d’ailleurs : des personnages qui vont et viennent, avec des retournements de situation et des dévoilements de caractères.

On peut aussi synthétiser le propos en rapprochant les scénarios des jeux de société, classés en deux groupes.

Le principe est simple et la dominante, épique ou burlesque.

Une version d’extérieur est le jeu des Quatre coins ou le jeu du Furet.  Tout se fonde alors sur des chassés-croisés et/ou des combinaisons réussies ou pas.

Le film d’Eric Rohmer, L’amie clé mon amie, porte en sous-titre « Le jeu des quatre coins », et se fonde entièrement sur lui.  Le scénariste peut alors combiner les possibilités des deux types de scénarios : épique et tragique, sachant qu’il y aura quand même une dominante.

Le film met en scène un détective qui passe successivement de Naples à [Nice, en Espagne, en Europe Centrale au Mexique, à Munich et, finalement en Italie : un jeu de piste à l’échelle planétaire.  La fin sera tragique puisque Arkadin disparaît et sa fille refuse d’épouser le héros.  Tout scénario est - et doit être - une simplification, une stylisation de la vie.  Selon un seul de ses aspects, du moins un petit nombre d’aspects.

 

Sept ficelles du métier

Vous pouvez les appeler au choix des « règles » du métier ou des « trucs » ou des « tours de main » ou encore des « astuces professionnelles »... Alors, pourquoi pas vous ?

Ces bons tuyaux valent pour les scénarios en général, mais sont facilement adaptables au roman ou à la nouvelle.

1 - L’ACCROCHE (THE H00K)

On appelle ainsi, en argot de métier, une scène qui se place au début et qui présente un événement assez bizarre, frappant ou terrible, pour plonger immédiatement le spectateur dans le coeur de l’histoire et l’inciter à poursuivre.  Exemple:

Scénario classique.  Scène 1 - Dupont, cadre parisien, se lève et va à son travail. *********************************************

Scénario avec accroche (hook).

Scène 2 - Dupont se présente à la police (et à nous) et déclare qu’il a assisté à la scène, mais on ne le croit pas.

2 -CHOISIR LA NATURE DU HÉROS ET DE L’INTRIGUE

Tout scénario suppose un héros.  En allant au fond des choses, on peut en distinguer trois types correspondant à trois périodes : ancienne, moderne et contemporaine.

a)  Période ancienne : Antiquité et Moyen Age.  Le héros est un personnage extraordinaire auquel il arrive des aventures extraordinaires.  Comment un valet (picaro en espagnol) parvient, à la suite d’aventures multiples, à se hausser au niveau d’un seigneur ou d’un riche bourgeois...

c)                c)                c)                  Période contemporaine : le héros est une personnalité commune, auquel il arrive des aventures plus ou moins spectaculaires.

3 -FAIRE SE HEURTER LES TEMPÉRAMENTS    Haut du document

Qu’ils soient tragiques ou comiques, les scénarios les plus réussis sont ceux qui donnent une épaisseur psychologique aux personnages en faisant se heurter leurs tempéraments.

Il existe bien des théories ou doctrines psychologiques pour décrire les tempéraments et caractères des gens : la caractérologie (Le Senne), la morphopsychologie (Corman), la psychanalyse (Freud, Adler, Jung ... ). En revanche, pour un scénariste, elles sont pain béni pour mettre sur pied, à peu de frais, des caractères bien tranchés.  Scénario dans lequel l’intelligence du récit suppose que nous identifions bien chacun. 

Montrer son nom écrit.  Seconde solution, s’arranger pour que le nom du héros soit écrit quelque part sur sa boîte aux lettres, sur son courrier, sur la porte de son bureau... La femme au tailleur noir.

En prenant pour fil conducteur un personnage secondaire ou une péripétie secondaire, pour mieux faire planer le doute.  qui descendent dans son motel...

pour jouer aux courses.  ) peuvent servir à caractériser vite et bien un personnage.  Classique est le cas de l’objet précieux qui constitue l’enjeu du scénario.  Après bien des malheurs, dans la dernière scène, il jettera ce costume à la décharge, signifiant ainsi l’abandon de son rêve de faire fortune en ville.  Le Mac Guffin est un des ingrédients fréquents du film d’espionnage, du fantastique, de la science-fiction ou de l’horreur...

·        ·        ·        Chacun peut l’imaginer à sa manière, ce qui accroît l’identification du spectateur à l’histoire.

5 - DES OBSTACLES ET ADVERSAIRES SUFFISANTS   Haut du document

S’il n’y a pas d’histoire sans héros, il n’y en a pas non plus sans adversaire et sans obstacle interne ou externe.  C’est là le point le plus essentiel de tout scénario et qui peut, à lui seul, assurer ou non son succès... En s’assimilant trop facilement au seul héros, le scénariste débutant se remarque à ce que son personnage d’adversaire n’est pas suffisamment consistant ou redoutable.

·        ·        ·        Les obstacles essentiels : les intentions adverses du méchant et de ses complices.

Non seulement il faut des obstacles variés pour rendre le héros véridique et l’action mouvementée, mais encore il faut que l’auteur s’arrange pour dévoiler au spectateur la manière dont le héros s’y est pris pour les vaincre, en favorisant son identification au héros.

Cette remarque, qui semble anodine, est pourtant l’une des clés du succès des romans et des films de James Bond.

6 -CRESCENDO, CLIMAX ET CHUTE   Haut du document

Les bons scénaristes savent qu’il faut s’arranger pour faire alterner les scènes spectaculaires et celles relativement calmes, les premières présentant des actions, les secondes fournissant plutôt des explications.

Les erreurs psychologiques les plus fréquentes des scénaristes débutants, dans ce domaine, consistent donc en ceci :

Confondre Climax et Dénouement.

·        ·        ·        Laisser le spectateur dans l’incertitude du sort de un ou plusieurs personnages secondaires.

La guerre des deux clans se termine.

7 -NE PAS CONFONDRE HISTOIRE ET RÉCIT

L’histoire, c’est le « contenu » de ce qui est raconté.  Cherchez plutôt à en faire des scénarios intéressants, adaptés à un média, un public, une époque.  Cela en vous posant la question sans cesse et sans cesse : « Qu’est-ce que le spectateur verra sur l’écran ? », plus : « Qu’est-ce qu’il entendra sur la bande son ? ».

L’un des problèmes majeurs du cinéma est que sa vision constitue un éternel présent. 

Texte inspiré par Les Cahiers du cinéma.   Haut du document

*


Les humeurs de la mer, La leçon d’anatomie,

Vladimir Volkoff. Julliard, collection L’âge d’homme.

Le narrateur -qui est en fait un personnage du roman ! - se demande comment présenter son récit. L’action se situe en Algérie, dans une ville imaginaire, quelques mois avant l’indépendance (1962). Extraits des pages 11, 12, 13, 16 et 17.

“ Mais alors, où commencer ? Un roman n’est somme toute qu’une histoire, mais toutes les histoires sont commencées depuis l’éternité, et il y a toujours quelque artifice à sauter à pieds joints in media res.

Ce que je veux raconter, c’est un incident qui a eu lieu pendant que je gouvernais la ville. Mais commencer au début de l’incident ne signifierait rien et me condamnerait à des flash-back et à des plus-que-parfaits insupportables. Mon arrivée dans la ville semblait un moment commode pour enclencher l’action, mais l’action qui suit n’est pas intelligible si je ne raconte pas les circonstances de mon affectation à ce poste. Cette affectation elle-même n’a de sens que dans le déroulement de ma carrière, et ma carrière que dans le déroulement de ma vie. Faut-il donc commencer comme Dickens, à ma naissance ? Mais la naissance de mon corps a bien moins de part à tout ce qui l’a suivie que mes atavismes, passablement mystérieux, et le passé encore plus mystérieux  de ma psyché. Comment les grands artistes se tirent-ils du mauvais pas où je me trouve et où ils ont bien dû se trouver aussi ?

Par des effets de perspectives, apparemment. Ils mettent au premier plan ce qui les intéresse, et ils estompent progressivement le reste, si bien que le véritable commencement de toute oeuvre est toujours noyé dans le vague des derniers plans. De la sorte, toute oeuvre d’art a un aspect pour ainsi dire, bombé. Avec le milieu essentiel en relief, et un effacement perspectif des tenants d’un côté et des aboutissants de l’autre : ce qu’ils étaient avant de se rencontrer, ce qu’ils seront après le mariage, n’est jamais présenté qu’avec un effet de raccourci et de gommage.

Sur ce point, l’avantage du théâtre est évident : la pièce commence quand le rideau se lève ; la coupure est inévitable, et le rôle du trompe l’oeil s’en trouve décru. On ne saurait demander à un dramaturge ce qui s’est passé avant la rencontre (Acte -I) ou après le mariage (Acte VI), puisque par définition, la pièce c’est ce qui va de l’acte I à l’acte V, entre deux mouvements de rideau. Le romancier, au contraire, est responsable de la totalité de l’histoire qu’il raconte : d’où le jeu un peu trop habile de la perspective.

Revenons à cette image qui m’intéresse : l’oeuvre d’art, c’est quelque chose de bombé. En fait, c’est comme une couronne au-dessus d’un blason : on n’en voit que la face antérieure, comme si elle avait la forme d’un demi-cercle ; mais en réalité le cercle est complet. Ce qu’on ne voit pas sous-entend ce que l’on voit. [...] L’oeuvre d’art est un cercle, tandis que la vie est une droite (à cause du facteur temps, présent ici, absent là : c’est clair). Ou plutôt, la vie est comme une longue coulée indéfinie, comme une longue bande de tôle épaisse, et faire oeuvre d’art consiste à détacher de cette coulée hétéroclite un segment limité et à le recourber à la force des poignées, de façon à en faire un cercle complet, suffisant à lui-même. La matière de la vie et de l’art est la même : c’est la forme qui change. La vie à un but ; l’art a une plénitude. Et c’est ici qu’éclate le paradoxe de l’écrivain. [...]

Lorsque je dis que la matière de la vie et de l’art est la même, qu’est-ce que je peux bien entendre par là ? Qu’il n’y a ni art ni vie sans un certain humanisme, soit ; que l’oeuvre d’art est tirée vivante des entrailles de l’artiste, qu’il n’y a pas d’art de la mort, qu’il n’y a pas d’art sans vie, bon. Mais de la vie à l’art n’y a-t-il pas plus qu’une transfiguration, n’y a-t-il pas une transmutation de la matière ? [...]

En théorie du moins, il peut y avoir plusieurs races d’artistes. A un bout, le créateur pur, n’ayant aucun réel comme point de départ, mais celui-ci n’existe pas, ou alors c’est Dieu. A l’autre bout, le photographe absolu, celui qui parviendrait à reproduire le réel tel quel, sans rien choisir : celui-là n’existe pas non plus.

Entre ces deux extrêmes, il y d’un côté le poète, qui crée avec des mots, à partir d’une réalité intérieure, et de l’autre côté le reporter qui se veut objectif, mais demeure forcément lui-même, ne serait-ce que par l’omission et l’angle de prise de vue. Au milieu, moi.

Enfant, j’écrivais déjà, et je me spécialisais dans les éruptions de volcan. “ Tu n’as jamais vu de volcan, même éteint, encore moins en éruption. - me disait aigrement mon frère- tu ferais mieux de consigner tes impressions de la dernière raclée de papa. ” Alain avait sans doute raison de m’interdire les volcans ; ce n’était pas de l’art. Mais il avait tort de me conseiller les raclées : cela n’aurait pas été de l’art non plus.

Adolescent, je m’en suis donné à coeur joie d’enregistrer mes états d’âme, et j’ai bien vu que l’art était absent de ce genre de photographie-là. Avec les volcans, on est trop loin, avec les raclées, on est trop près. Il faut trouver la distance exacte entre le réel, l’oeuvre et l’artiste, quelque chose comme : artiste/oeuvre= oeuvre/réel, l’oeuvre étant la moyenne proportionnelle entre l’artiste et le réel. [...] Il faut prendre le réel avec des pincettes !

La notion même de réel demande à être précisée. Ce carnet noir, en face de ce cahier vert, c’est le réel en face du possible. Au jour le jour, j’y ai consigné mes impressions. Il suffise que je relise telle note pour que tel événement que j’avais oublié me revienne en mémoire. Mais comparée à l’événement lui-même, ou à mon impression de l’événement, qu’est-ce que cette note, qu’est-ce que ce souvenir ? Une image, déjà une interprétation. Il y a le réel réel, le réel vu, le réel noté, le réel souvenu, et toutes ces sortes de réel n’ont encore rien à voir avec le réel recréé de l’oeuvre d’art.

[...] C’est ici que se présente la vieille question du point de vue. Vais-je tout raconter par la plume d’un narrateur omniscient, ce qui me permettra de promener le lecteur dans les deux camps, au risque de lui faire oublier que l’un deux doit lui apparaître comme impénétrable ? Vais-je au contraire, soit à la première, soit à la troisième personne, prendre le point de vue d’un protagoniste, et me limiter par là à un seul aspect des événements ? Ou bien mon narrateur ne sera-t-il que demi-omniscient, et saura-t-il tout ce qui se passe chez les blancs mais rien de ce qui se trame chez les bistres ? Cette solution aurait deux avantages : d’une part je communiquerais aux lecteurs le sentiment d’impuissance des enquêteurs blancs face à un monde qui leur demeure clos, incompréhensible ; d’autre part, j’éviterais une partie de la couleur locale qui s’impose dans ce genre d’histoire.

[...] Un narrateur omniscient ou semi-omniscient n’est pas tout à fait obligé d’affecter la neutralité. Il suffit généralement d’indiquer au début du récit qu’on fait partie des gens objectifs, et l’on peut faire ensuite du pathos autant que l’on veut. Mais ce n’est pas très honnête, et qu’est-ce qu’un artiste qui n’est pas honnête ? Il faut que je prenne franchement un point de vue. La première personne, c’est toujours agréable, mais on se prend à rectifier les conversations pour avoir le dernier mot, à élaguer des incidents déplaisants, à se prêter a posteriori des intuitions appartenant au hasard, bref, à poser. La même chose arrive à la troisième personne, mais il est tout de même plus facile de garder ses distances avec soi-même. [Le héros sera colonel comme le narrateur...]

Sera-t-il un témoin ou un protagoniste ? S’il n’est que témoin, je risque moins de me faire poser, mais ce serait tout de même dommage de renoncer dans mon récit à ce que le véritable colonel a pu dire ou faire d’intéressant sous prétexte que lui et moi sommes une seule et même personne. Mais si j’en fais un protagoniste, il va falloir que je me mette en scène tel que je me vois, ou bien que j’invente un autre colonel, qui ferait la même chose que moi sans être moi, ce qui est absurde. Quant à me mettre en scène sous mes propres traits, dans une autobiographie, passe, mais sous pseudonyme, je trouve çà malpropre.

Alors, quoi ? [...] Tout cela, c’est à présent du ressort de l’art - ou du silence. ”

Ce qu’on ne voit pas sous-entend ce que l’on voit. [...] L’oeuvre d’art est un cercle, tandis que la vie est une droite (à cause du facteur temps, présent ici, absent là : c’est clair). Ou plutôt, la vie est comme une longue coulée indéfinie, comme une longue bande de tôle épaisse, et faire oeuvre d’art consiste à détacher de cette coulée hétéroclite un segment limité et à le recourber à la force des poignées, de façon à en faire un cercle complet, suffisant à lui-même. La matière de la vie et de l’art est la même : c’est la forme qui change. La vie à un but; l’art a une plénitude. Et c’est ici qu’éclate le paradoxe de l’écrivain. [...]

   Lorsque je dis que la matière de la vie et de l’art est la même, qu’est-ce que je peux bien entendre par là ? Qu’il n’y a ni art ni vie sans un certain humanisme, soit; que l’oeuvre d’art est tirée vivante des entrailles de l’artiste, qu’il n’y a pas d’art de la mort, qu’il n’y a pas d’art sans vie, bon. Mais de la vie à l’art n’y a-t-il pas plus qu’une transfiguration, n’y a-t-il pas une transmutation de la matière ?"

Un schéma

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