"Pour une surprise, c'en fut une. À travers la brume,
c'était tellement étonnant ce qu'on découvrait
soudain que nous nous refusâmes d'abord à y croire
et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant
les choses, tout galérien qu'on était on s'est mis
à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous...
Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument
droite. New-York c'est une ville debout. On en avait déjà
vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des
ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n'est-ce pas,
elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur
les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent
le voyageur, tandis que celle-là l'Américaine, elle
ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là,
pas baisante du tout, raide à faire peur.
On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait
drôle forcément, une ville bâtie en raideur.
Mais on n'en pouvait rigoler nous du spectacle qu'à partir
du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce
temps-là à travers une grosse brume grise et rose.
et rapide et piquante à l'assaut de nos pantalons et des
crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les
nuages s'engouffraient aussi à la charge du vent. Notre
galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées,
là où venait finir une eau caca, toute barbotante
d'une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards.
Pour un miteux, il n'est jamais bien commode de débarquer
de nulle part mais pour un galérien c'est encore bien pire,
surtout que les gens d'Amérique n'aiment pas du tout les
galériens qui viennent d'Europe. C'est tous des anarchistes
" qu'ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme
que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les
argents d'Europe, c'est des fils à Dollar.
J'aurais peut-être pu essayer, comme d'autres l'avait déjà
réussi, de traverser le port à la nage et de me
mettre à crier : " Vive Dollar ! Vive Dollar ! "
C'est un truc. Y a bien des gens qui sont débarqués
de cette façon-là et qui après ça
on fait des fortunes. C'est pas sûr, ça se raconte
seulement. Il en arrive dans les rêves des bien pires encore.
Moi j'avais une autre combinaison en tête, en même
temps que la fièvre.
A bord de la galère ayant appris à bien compter
les puces (pas seulement à les attraper, mais à
en faire des additions et des soustractions, en somme des statistiques),
métier délicat qui n'a l'air de rien, mais qui constitue
bel et bien une technique, je voulais m'en servir. Les Américains
on peut en dire ce qu'on en voudra, mais en fait de technique,
c'est des connaisseurs. Ils aimeraient ma manière de compter
les puces jusqu'à la folie. J'en étais certain d'avance.
Ça ne devait pas rater selon moi."
Céline, Voyage au bout de la nuit, (1932), Illustré
par Tardi, (1988)
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