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SESSION JUIN 2001 - ANTILLES

TEXTE 1

Le narrateur - un jeune collégien du XIXème siècle - est
puni. Il est enfermé dans une salle d'étude vide. Pour s'occuper,
il explore les lieux.

Je vais d'un pupitre à l'autre : ils sont vides — on doit
nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.
Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un
petit jeu de dames, le cadavre d'un lézard, une agate perdue.
Dans une fente, un livre : j'en vois le dos, je m'écorche les
ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l'aide de la règle, en
cassant un pupitre, j'y arrive ; je tiens le volume et je regarde le
titre :

ROBINSON CRUSOÉ *

II est nuit.

Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps
que je suis dans ce livre ? — quelle heure est-il ?

Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte
mes yeux, je tends mon regard, les lettres s'effacent, les lignes
se mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis plus rien.

J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse ;
je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans
entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de
Robinson, pris d'une émotion immense, remué jusqu'au fond de
la cervelle et jusqu'au fond du cœur ; et en ce moment où la lune
montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous
les oiseaux de l'île, et je vois se profiler la tête longue d'un
peuplier comme le mât du navire de Crusoé ! Je peuple l'espace
vide de mes pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses
craintes ; debout contre cette fenêtre, je rêve à l'étemelle
solitude et je me demande où je ferai pousser du pain...

La faim me vient : j'ai très faim.

Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la
cale de l'étude ? Comment faire du feu ? J'ai soif aussi. Pas de
bananes ! Ah ! lui, il avait des limons frais ! Justement j'adore la
limonade !

Clic, clac ! on farfouille dans la serrure.

Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?

C'est le petit pion qui s'est souvenu, en se levant, qu'il
m'avait oublié, et qui vient voir si j'ai été dévoré par les rats, ou
si c'est moi qui les ai mangés.

Jules VALLÈS, L'Enfant, 1878.


* roman de Daniel Defoe (1719), inspiré par une histoire réelle. Robinson, naufragé, survit seul vingt-huit ans sur une île tropicale déserte de l'océan Atlantique avant de rencontre Vendredi qui deviendra son serviteur, peu de temps avant leur découverte par un navire

TEXTE 2

Je me voyais lire et je me trouvais l'air con, pour tout dire,
immobile sur mes fesses, alors que tout, autour de moi, semblait
bouger. Sur une chaise ? Mais qu'est-ce que je faisais là ? Sur un banc
dehors ? Mais qu'est-ce que je faisais là ? Au bord de l'eau ? Mais
qu'est-ce que j'attendais là ? On dit de la lecture qu'elle est un grand
voyage immobile et justement c'est ça qui me faisait dormir ! Le
voyage immobile ! Comment Mathilde* faisait-elle pour être si belle
et si concentrée à la fois ? Son corps qui aurait dû la sortir du livre et
la faire trépigner d'impatience à vivre, l'y emmenait ! L'immobilisait
des heures ! Tant mieux pour moi — qui pouvais la regarder autant
que je le voulais — mais moi, mon corps, le mien ? II me passait
devant le livre comme un malpoli au cinéma ! À se lever, s'asseoir, se
tourner, se gratter, se relever, se rasseoir, tousser —déjà j'ai toujours
eu des bras trop grands et les bras trop grands pour lire c'est un
handicap, comme les grands pieds pour la danse, c'est papa qui disait
ça. Du coup, mes yeux tombaient des pages et je me regardais les
genoux ! Passionnants genoux tout d'un coup ! Mes yeux sortaient des
pages et je voyais ma main qui les tenait, ou le rebord des draps si
nous lisions au lit, ou mes doigts de pied qui bougeaient là-bas au loin,
ou l'armoire ou la fenêtre ou la ville ou l'espace infini ! Je sentais le
livre reculer, lentement s'éloigner pour disparaître tout à fait dans le
ciel plein d'étoiles comme le point blanc sur une vieille télé qui
s'éteint. Comment pouvait-elle oublier si facilement le ciel et la terre
et son corps ? Quand je lisais, je n'oubliais ni le plafond, ni les fleurs
du papier, ni un moustique qui passait, ni le vent dans les arbres, ni
l'heure du repas, ni le prix de l'essence, ni même celui du fuel car le
fuel avait augmenté. Je n'oubliais jamais rien ! Je pensais à tout en
même temps ! Sauf à ce que l'auteur racontait dans son livre.



* Mathilde : l'amie du narrateur



Jean-Marie GOURIO, Chut !1998.

l - COMPÉTENCES DE LECTURE (10 points)

1 - Texte 1
"Je suis dans ce livre" (ligne 12) : quels éléments du texte illustrent cette affirmation ? (2 points)
2 - Texte 2
Le narrateur n'aime pas lire. Quels procédés d'écriture sont mis en œuvre pour évoquer de manière vivante son désintérêt pour la lecture ? Vous justifierez votre réponse en vous appuyant sur une étude précise du texte (énonciation, ponctuation, types de phrases, registre de langue, ton, etc.). (3 points)
3 - Textes l et 2
Relevez dans l'un et l'autre texte les éléments qui caractérisent l'attitude de chacun des deux narrateurs et montrez en quoi elles s'opposent. (5 points)


II - COMPETENCES D'ECRITURE (10 points)

Dans la quatrième de couverture de son livre "Comme un roman" (1992), Daniel Pennac énonce les "droits imprescriptibles du lecteur", c'est-à-dire ceux dont on ne peut en aucun cas le priver :

DANIEL PENNAC

Comme un roman

LES DROITS IMPRESCRIPTIBLES DU LECTEUR

1 Le droit de ne pas lire.
2 Le droit de sauter des pages.
3 Le droit de ne pas finir le livre.
4 Le droit de relire.
5 Le droit de lire n'importe quoi.
6 Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible).
7 Le droit de lire n'importe où.
8 Le droit de grappiller.
9 Le droit de lire à haute voix.
10 Le droit de nous taire.

  Un débat s'organise dans votre classe et vous décidez de choisir, parmi ces dix droits, les deux qui vous paraissent prioritaires. Vous préparez votre argumentation sous la forme d'un développement d'une quarantaine de lignes.


ELEMENTS DE CORRIGE

l - COMPÉTENCES DE LECTURE (10 points)
1 - Texte 1
"Je suis dans ce livre" (ligne 12) : quels éléments du texte illustrent cette affirmation ? (2 points)

"Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre ?" s'interroge le narrateur (l.11 et 12). Il signifie par cette expression qu'il est totalement absorbé par l'histoire qu'il est en train de découvrir. Il oublie le temps : ellipse entre l'annonce du titre et la phrase suivante, "Il est nuit." Puis deux phrases interrogatives. Il oublie la fatigue physique, il oublie la réalité dans laquelle il se trouve : "sans lever le tête, sans entendre rien". Le lexique (participes passés) traduit cette fièvre de lecteur passionné : "penché sur les chapitres…, dévoré par la curiosité…, pris d'une émotion intense…, remué…" (l.16 à 19).

Au-delà de ces bouleversements, la confusion se fait dans son esprit entre le lieu réel (la salle d'étude) et le lieu imaginaire (l'île de Robinson) : ainsi un peuplier devient "le mât du navire de Crusoé" (l.23), l'expression "la cale de l'étude" mêle dans un même mouvement le bateau et la salle de classe (l.29). La solitude, la faim et la soif de Robinson sont associées à son propre dénuement : "je me demande où je ferai pousser du pain" (l.26) ; la construction symétrique de la phrase "je peuple l'espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes" (l.23) souligne cette similitude. Enfin, les réflexions du narrateur rapportées au style direct mêlent étroitement la triste réalité du moment et l'imaginaire enfiévré de l'enfant.

2 - Texte 2

Le narrateur n'aime pas lire. Quels procédés d'écriture sont mis en œuvre pour évoquer de manière vivante son désintérêt pour la lecture ? Vous justifierez votre réponse en vous appuyant sur une étude précise du texte (énonciation, ponctuation, types de phrases, registre de langue, ton, etc.). (3 points)

Le narrateur évoque avec précision son désintérêt pour la lecture. Il se décrit comme s'il se voyait de l'extérieur : "Je me voyais…, je me trouvais…" (l.1) ; cette mise à distance va jusqu'à le faire parler de son corps comme d'un étranger : "Il me passait devant le livre comme un malpoli au cinéma !" (l.12). Le texte se développe ainsi comme un monologue dans lequel le narrateur analyse son attitude devant le livre : les nombreuses phrases interrogativres et exclamatives (ponctuation vigoureusemnt jalonnée de points d'interrogation et d'exclamation) font du texte une sorte de soliloque, comme si le narrateur se parlait à lui-même en même temps qu'il s'adresse au lecteur. Ces marques caractéristiques de la langue à l'oral sont renforcées par l'emploi d'un registre familier ("je me trouvais l'air con… immobile sur mes fesses" (l. 1 et 2), "c'est papa qui diqit ça" (l.15), etc.

Le texte met en relief plusieurs oppositions : l'attitude de Mathilde, bonne lectrice concentrée et calme, contraste à l'évidence avec l'incapacité du narrateur à lire ; l'immobilité forcée et somnifère que s'impose le narrateur cède la place à l'agitation (accumulation de verbes à l'infinitif, l.12 et 13) ; insistance sur l'omniprésence d'un corps encombrant qui occupe tout l'espace, toutes les pensées ("les bras trop grands", (l.14), trois occurrences du mot "grand" ; "passionnants genoux tout d'un coup", (l.17) ; "Je voyais ma main… mes doigts de pied", (l. 18 et 19). Rôle du regard enfin qui  traduit l'impossibilité de se concentrer et élargit l'espace au détriment de la page de lecture ("mes yeux sortaient des pages", (l. 17 et 18) ; "là-bas au loin", "je sentais le livre reculer… l'espace infini", (l. 20).

Le texte est humoristique : le narrateur dresse de lui un portrait caricatural, ridicule ; en se moquant de lui-même sur un ton ironique, il cultive l'autodérision.

3 - Textes l et 2
Relevez dans l'un et l'autre texte les éléments qui caractérisent l'attitude de chacun des deux narrateurs et montrez en quoi elles s'opposent. (5 points)

Les deux narrateurs ont des attitudes diamétralement opposées face à la lecture : même si elles sont parfois un peu caricaturales, ces deux évocations de lecteur sonnent juste car elles reflètent des comportements de lecteur largement répandus.

On peut comparer et opposer presque terme à terme les comportements de l'un et de l'autre lorsqu'ils ont un livre entre les mains.

L'enfant reste de longues heures immobile ("je suis resté penché… sans lever la tête") au point d'oublier sa fatique physique (l. 16 et 17) ; le second narrateur est constamment dans le mouvement et dans l"instabilité (l.212 et 13) : "A se lever, s'asseoir, se tourner, se gratter…" Au "Je frotte mes yeux, je tends mon regard" du texte 1, s'oppose "Mes yeux tombaient des pages et je me regardais les genoux… Mes yeux sortaient des pages et je voyais ma main qui les tenait" (l.14 à 18 du texte 2). L'enfant oublie le temps qui passe :"Quelle heure est-il ? (l.12), alors que le deuxième narrateur "n'[oublie] jamais rien" (l.27). L'enfant (texte 1) est "dans [le] livre" au point de confondre réalité et fiction ; dans le deuxième texte, nous ne savons rien de ce que lit le narrateur ; en revanche, nous apprenons  beaucoup de choses sur son amie Mathilde, sur l'environnement matériel, sur le corps du narrateur… La réalité prosaïque, sinon triviale, s'impose et envahit tout au détriment de la lecture.

L'opposition entre les attitudes de chacun des narrateurs trouve sa parfaite illustration dans la phrase des lignes 23 et 24 du texte 2 : " Comment pouvait-elle oublier si facilement le ciel et la terre et son corps ? ". Mathilde, l'amie du narrateur, a la même attitude dans l'acte de lecture que le narrateur de L'Enfant : la passion du voyage dans l'imaginaire face à la conscience de l'ennui de lire.

II - COMPETENCES D'ECRITURE (10 points)

Dans la quatrième de couverture de son livre "Comme un roman" (1992), Daniel Pennac énonce les "droits imprescriptibles du lecteur", c'est-à-dire ceux dont on ne peut en aucun cas le priver : …

  Un débat s'organise dans votre classe et vous décidez de choisir, parmi ces dix droits, les deux qui vous paraissent prioritaires. Vous préparez votre argumentation sous la forme d'un développement d'une quarantaine de lignes.

Quelques critères d'évaluation :

Respect de la longueur ("une quarantaine de lignes").

Qualité de l'expression (syntaxe, orthographe, richesse du vocabulaire).

Graphie et présentation.

Choix explicite de deux droits dans la liste proposée.

Justification du choix effectué (structure et organisation de l'argumentation, présence d'arguments, d'exemples, d'articulations ; cohérence du texte, en particulier de l'énonciation).

On valorisera la pertinence et l'originalité de l'argumentation.

On valorisera en outre le choix (certains droits sont plus difficles que d'autres à soutenir…).

J-P. DURAND - I.E.N. Lettres Rectorat de Nantes