Menu Lettres BACCALAUREAT PROFESSIONNEL - session de juin 2001 - Epreuve de français

Pendant la deuxième guerre mondiale, lors de la bataille du Pacifique, un navire de guerre américain est attaqué par l'ennemi. Il s'échoue sur une île inconnue ; l'équipage survivant est accueilli par les habitants de cette île dont la civilisation est restée proche de l'état de nature. Les rescapés, pour ne pas s'ennuyer, apprennent à leurs hôtes à jouer au football. Quelque temps après, un porte-avions américain revient chercher les survivants qui retournent se battre jusqu'à la fin de la guerre. Parmi eux, certains décident de retourner sur cette île où ils avaient connu le bonheur. Après la joie des retrouvailles, ils sont invités à assister à un match de football.

 1        La rencontre oppose l'équipe de l'Est à celle de l'Ouest, deux villes de l'île. Superbe,
       dramatique, élégante, elle s'achève sur le résultat de trois buts à un, au bout de quatre-vingt-dix
       minutes. Les matelots se lèvent alors pour quitter le spectacle et rentrer dormir. C'était le soir. Mais
       non, mais non, clame le foule, qui les fait rasseoir, ce n'est pas fini.


 5            La partie reprend de plus belle et, sous des torches vives, se prolonge la nuit. Le temps passe
      et les anciens matelots ne comprennent plus : exténués, hors de souffle, les joueurs tombent les uns
      après les autres, jambes dévorées de crampes. Mais, têtue, la rencontre continue. Chaque équipe
      marque et, vers les petites heures de l'aube, on en est à huit à sept. Cela devient ennuyeux.


                     Tout à coup, la population se lève, agite bras et mains, hurle sa joie, tout prend fin : le but de
 10 l'égalisation vient d'être tiré à bout portant par un avant qu'on porte en triomphe autour du terrain.
       Chacun crie : huit à huit, huit à huit, huit à huit ! Ensommeillés, abasourdis, incapables de saisir
       clairement l'événement, les matelots regagnent en hâte leurs cases pour se coucher.


                    Quelques heures après, les palabres vont leur train. Stratégie, tournois, résultats, on reprend
       les conversations d'autrefois. Et peu à peu la vérité se fait jour.


 15      Les naturels 1 jouaient au même jeu que naguère, avec des équipes comprenant le même
       nombre d'hommes sur des terrains de même forme, mais ils avaient changé une règle, une seule
       petite règle.

       - Une partie s'achève quand une équipe gagne et que l'autre perd, et seulement dans ce cas-là !
       disent les marins. Il faut un vainqueur et un vaincu.

  20 - Non, non, prétendent les insulaires 2.

       - Comment départager alors vos équipes ? demandent les matelots.

       - Que signifie ce mot dans votre dialecte ?

       - Une différence de but.

       - Nous ne comprenons pas vos idées. Quand vous découpez une galette selon le nombre de ceux
 25  qui sont assis autour du four, ne la partagez-vous pas ?…

       - Certes.

       - … et chacun en mange une partie, n'est-ce pas ?

       - Sûrement.

       - Cette galette, avez-vous jamais l'idée de la départager ?

 30 - Cela ne voudrait rien dire, protestent les marins à leur tour, bâbordais résolument ou tribordais 3 de
       toujours.

       - Mais si, comme au football. Quelqu'un la mangera tout entière et les autres ne mangeront rien, si
       vous la départagez.

       Les visages pâles, interloqués, se taisent.

 35 - Pourquoi les équipes se départageraient-elles ?

      - …

     - Nous ne comprenons pas cela qui n'est ni juste ni humain, puisque l'une l'emporte sur l'autre.
      Alors nous jouons le temps du jeu que vous nous avez appris. Si à la fin le résultat se trouve nul, la
      partie s'achève sur le vrai partage.

 40 - …

      - Sinon les deux équipes, comme vous le dites, sont départagées, chose injuste et barbare. A quoi
     bon humilier des vaincus si l'on veut passer, comme vous, pour civilisé ?

[…]

                 Dans les vents qui les ramenaient vers leur ville et leur famille, parmi le balancement
       régulier des hamacs, en équilibre doux dans le berceau de la houle, les matelots songeaient à cette
 45 terre singulière, île nulle ou tierce 4, absente des cartes marines. Ils palabraient, couchés, les mains
      sous la nuque :

      - Dis, la dernière guerre, nous l'avons gagnée, n'est-ce pas ?

      - Certes.

      - A Hiroshima ?

 50  - …

      - Gagnée, vraiment ?

Michel SERRES, Le Tiers-Instruit, 1991.

1 Les naturels : les habitants de l'île.

2 les insulaires : les habitants de l'île.

3 bâbordais : homme d'équipage trvaillant sur la partie gauche du navire.

Tribordais : homme d'équipage trvaillant sur la partie droite du navire.

L'expression signifie que les marins sont attachés à l'ordre des choses ; ils n'apprécient pas ce qui remet en cause leurs habitudes.

4 tierce : inconnue.

I COMPETENCES DE LECTURE (12 points)

1 - Le dialogue (lignes 18 à 42) voit l'affrontement de deux thèses : quelles sont-elles ? Quels sont les deux mots qui résument l'attitude de chacun des deux camps, Quels sont les arguments de l'un et l'autre camp ?

(4 points)

2 - Que traduisent les silences des matelots dans ce même passage ?

(3 points)

3 - Comment interprétez-vous la dernière partie du texte (lignes 43 à 51) ? Quel rapport établissez-vous entre cette dernière partie et le récit du match de football ?

(5 points)

II COMPETENCES D'ECRITURE (8 points)

     Dans le cadre d'une activité au sein d'un atelier théâtre, vous écrivez un texte argumentatif d'une quarantaine de lignes, mettant en scène deux personnages dialoguant à propos d'un sport collectif (handball, basket-ball, football, etc.). Un des interlocuteurs défendra le point de vue du sport comme activité de partage et de respect d'autrui. L'autre répliquera, en faisant apparaître que le sport aujourd'hui peut être, au contraire, facteur de division, d'égoïsme, de tricherie.


ELEMENTS DE CORRIGE

I   - Compétences de lecture (12 points)

1 - Le dialogue (lignes 18 à 42) voit l'affrontement de deux thèses : quelles sont-elles? quels sont les deux mots qui résument l'attitude de chacun des deux camps? Quels sont les arguments de l'un et l'autre camp? (4 points)

Le dialogue entre les marins et les insulaires oppose deux thèses, deux conceptions du football. Pour les marins, le jeu doit permettre de déclarer un vainqueur et un vaincu en un temps donné ; l'équipe qui a un nombre de buts supérieur l'emporte. En revanche, pour les indigènes, la fin heureuse du match n'est déclarée qu'à l'égalisation des points pour les deux équipes en présence ; le match dure aussi longtemps que cette égalisation n'est pas acquise.

Deux mots résument l'attitude de l'un et l'autre camp: «partager» et «départager ». Les marins veulent départager les équipes: « Il faut un vainqueur et un vaincu » (l.19). Leur argumentation repose sur l'usage, sur l'habitude, et s'efface rapidement pour faire place à l'incompréhension. Les insulaires ignorent le sens du mot « départager ». Ils développent leur argumentation par la comparaison avec le partage nécessairement équitable du gâteau : «le vrai partage »(l.39).

2 - Que traduisent les silences des matelots dans ce même passage ? (3 points)

Le dialogue devient déséquilibré puisque, à deux reprises (ligne 36 et ligne 40), les matelots ne répondent pas aux indigènes. Ces silences traduisent l'incapacité à opposer dans l'échange des arguments construits et réfléchis. Ils manifestent en outre l'incompréhension des matelots : les arguments des indigènes renvoient à un système de valeurs totalement étranger au leur. Cette conception du monde est tellement différente de la leur qu'ils n'y ont jamais réfléchi.

Dans cette perspective, le silence peut être interprété comme l'expression de la perplexité, du doute, comme le début d'une interrogation intérieure.

Plusieurs indices annoncent et préparent ce silence: brefs acquiescements «Certes» (1. 26), «sûrement » (l.28) ; «Cela  ne voudrait rien dire » (l. 30) ; « Les visages pâles. interloqués. se taisent ». (l. 34).

3 - Comment interprétez-vous la dernière partie du texte (lignes 43 à 51)? Quel rapport établissez-vous entre cette dernière partie et le récit du match de football?  (5 points)

La dernière partie du texte donne de la gravité à cette histoire qui se présente dans un premier temps comme un fait divers sportif amusant. Dans un deuxième dialogue, les marins s'interrogent sur l'issue de la dernière guerre : le mot «Hiroshima »(l.49) et l'interrogation finale «Gagnée vraiment ?» amènent le lecteur à réfléchir et à s'interroger à son tour. Cette dernière réplique remet en question l'ordre établi des choses, c'est-à-dire ce qui constituait jusqu'alors une évidence : on ne «gagne» pas une guerre, on est seulement plus fort que l'autre à un moment donné. Cette question laisse entendre qu'il n'y a ni vainqueur ni vaincu dans une guerre: il n'y a sans doute que deux perdants. Toute guerre constitue un échec car c'est la preuve que les hommes, par manque de sagesse, n'ont pas su dialoguer.

Les dernières répliques incitent à relire et à interpréter l'anecdote initiale. Le parallèle, la transposition, ajoutent une dimension morale. Les règles de la guerre et les règles du football obéissent à la même logique. Le match de football apparaît comme un condensé exemplaire de l'ensemble des activités humaines. Le refus des indigènes de «départager » a valeur de message général et universel : «départager», qu'il s'agisse du sport ou de la guerre est une «chose injuste et barbare».

Le texte dans son ensemble, récit du match de football et dialogues, devient ainsi une sorte de conte philosophique qui remet en question le bien-fondé de notre civilisation occidentale dont les valeurs veulent que la vie sociale - notamment à travers le sport -, la vie économique et politique désignent des vainqueurs et des vaincus. «A quoi bon humilier des vaincus si l'on veut passer, comme vous, pour des civilisés? » (1.41 et 1.42): les insulaires apparaissent comme porteurs d'une morale qui remet en cause les codes de conduite que nous croyons universels et indiscutables ; qui sont alors les «civilisés»?

II - Compétences d'écriture (8 points)

Dans le cadre d'une activité au sein d'un atelier théâtre, vous écrivez un texte argumentatif, d'une quarantaine de lignes, mettant en scène deux personnages dialoguant à propos d'un sport collectif (handball, basket-ball, football, etc.). Un des interlocuteurs défendra le point de vue du sport comme activité de partage et de respect d'autrui. L'autre répliquera, en faisant apparaître que le sport aujourd'hui peut être, au contraire, facteur de division, d'égoïsme, de tricherie.

Quelques critères d'évaluation

·         respect de la longueur («une quarantaine de lignes»)

·         qualité de l'expression (syntaxe, orthographe, richesse du vocabulaire)

·         graphie et présentation

·         prise en compte de la situation de communication : l'écrit attendu a la forme d'un dialogue théâtral (disposition graphique, alternance des répliques, didascalies éventuelles...)

·         prise en charge des deux points de vue imposés par chacun des deux personnages (présence et pertinence des arguments, d'exemples ; articulation et enchaînement des arguments ..)

·         on valorisera la pertinence et l'originalité de l'argumentation

·         on valorisera en outre les productions qui associent efficacement argumentation et dimension théâtrale (échange vivant et vraisemblable, ton des protagonistes, registre de langue, ponctuation...)

JP Durand - I.E.N. Lettres - Rectorat de Nantes - 2001