Menu lettres Quand deux dictateurs

se rencontrent

Personnages

Voix off*

1 - A

1 - B

 
 

VOIX OFF. Quelque part dans le monde, deux dictateurs se rencontrent. Ils sont vieux. Vieux, mais taillés dans le roc. Visages granitiques, regards de joueurs de poker. Maîtres de leur propre jeu. Les corps sont massifs, les gestes lents. Et pour cause… chacun porte un épais gilet pare‑balles, par mesure de précaution. Le premier sous une élégante veste signée par un styliste à la mode, l’autre dissimulé sous l’épaisse vareuse de son uniforme. Rencontre au sommet qui fera date dans l’Histoire. Les deux hommes, protégés par des vitres blindées, se trouvent sur la terrasse d’un palais, sorte de forteresse construite au sommet d’une vertigineuse montagne et où l’on ne peut accéder qu’en hélicoptère.

Isolés du reste du monde, les deux hommes se parlent, sans témoins. Ils n’ont aucune raison particulière de se rencontrer. Caprice. Coup de tête. Aucune raison, si ce n’est le voluptueux plaisir d’être en face de son double, son reflet, la présence charnelle et puissante d’un dictateur comme soi.

Pour mieux tenir au secret leur rencontre et déjouer de possibles pièges, leurs appareils policiers leur ont donné des codes, composés du chiffre 1 et des deux premières lettres de l’alphabet : A et B. Comme les deux hommes s’estiment d’une égale puissance, ils ont tiré au sort l’ordre de leur dialogue. Pile – pour le 1-A, face pour le 1-B.

Ils viennent de dîner. Ils ont parlé – comme ils disent – « à bâtons rompus », « à cœur ouvert », « les yeux dans les yeux ». Imbus de leur pouvoir, les dictateurs ne craignent pas d’utiliser les clichés les plus éculés.

1-A sirote une menthe à l’eau, 1-B boit de la camomille.

1-A. Tu ne fumes plus tes fameux cigares aromatiques… Tu ne bois plus d’alcool… tu refuses le café… ordre du médecin ?

1-B. Self-control, autodiscipline, mon cher. Comme toi. D’après ce que j’ai entendu dire, tu t’interdis l’alcool, le tabac, tous ces stimulants exquis mais nuisibles à la santé.

1-A. Eh oui, la discipline avant tout ! Hélas, finir un bon repas en buvant de la menthe à l’eau relève de l’exploit, tu ne trouves pas ?

1-B. Seigneur ! Un homme, passe encore, un homme qui ne se résigne pas à perdre la bataille. Mais une femme ! Je hais les Pasionarias* de toutes sortes. Ce sont les plus redoutables. Je partage ton inquiétude… mais ce que je ne comprends pas, c’est…

VOIX OFF. Il se ressert une rasade de cognac et la vide d’un trait.

1-A. Dis-moi, qu’est-ce que tu ne comprends pas, mon ami ?

1-B. Que tu n’aies pas trouvé le moyen de la faire taire… nous disposons d’un tel arsenal de tortures…

1-A. J’ai tout essayé. Toute la panoplie des instruments les plus sophistiqués. Pressions. Promesses. Séduction. Chantage. Torture physique et mentale. Je lui ai même offert un billet d’avion, de l’argent. L’exil doré. Rien, je te dis, rien n’y fait. Cette pensée résiste, et je n’arrive pas à briser cette résistance. Cette femme est aujourd’hui à l’isolement complet. Dans un silence total, des lampes puissantes braquées sur elle jour et nuit, pour lui faire perdre le sens du temps et de l’espace…

1-B. Je vois de l’amertume dans ton regard. Pourtant, ne contrôles-tu pas la situation ? Personne ne résiste à cette sorte de traitement. Ta prisonnière aura beau hurler, devenir folle, seul le silence lui fait écho.

1-A. Elle ne hurle pas. Elle ne parle même pas. Elle n’émet pas un son.

1-B. À la bonne heure. Où est le problème alors ?

1-A. Elle pense. Et cette pensée vogue en toute indépendance, traverse les murs de sa cellule. Rien ne l’arrête, ni le fer ni la pierre. Elle défie tous les barrages.

[…]

Me voici au sommet du pouvoir et cependant obsédé par cette conviction… Même si je transforme le pays en prison, même si j’envoie la population au cimetière, je serai vaincu. Car je suis déjà vaincu par la force de ce paradoxe : le dictateur est prisonnier de son propre pouvoir. La liberté, elle, est inscrite dans les gènes de l’homme. Une seule pensée indépendante sur cette planète remet en question le pouvoir absolu. Un jour ou l’autre, le temps nous rattrape, et le pouvoir plie, comme un taureau foudroyé dans l’arène.

1-B. Je veux prouver à moi-même et au reste du monde que cette tasse de camomille représente le triomphe de la volonté. « Voyez, je suis le maître de mes désirs… »

1-A. Comme tu es le maître absolu de ton pays.

1-B. Oui, toi et moi régnons en maîtres absolus sur nos pays respectifs.

1-A. Le maître absolu… et pourtant… me voilà confronté à un problème délicat.

1-B. Comment est-ce possible ? Tout est en ordre, le silence règne, aucune voix ne s’élève jamais pour nous contredire. Car nous avons réussi, toi et moi, à instaurer « le principe du monologue ». Ta presse écrit ce que tu lui dictes. Ta radio diffuse les informations que tu lui donnes… Tu rappelles constamment aux citoyens que tu gouvernes en apparaissant tous les jours sur les écrans de télévision… Et si quelque inconscient ou naïf prétend élever la voix contre nous, toi et moi savons comment le faire taire. Nos prisons ne sont-elles pas remplies de dissidents ? Il y a toujours de la place dans nos cimetières et nos fosses communes pour quelques fusillés ou disparus de plus. Nous savons comment bâillonner les voix de la discorde, nous n’hésitons pas à user de la terreur.

1-A. Les voix… peut-être… mais comment faire taire la pensée…

1-B. Plaît-il ? Ai-je bien compris ?

1-A. Oui, oui, tu as parfaitement compris. Mon problème, c’est qu’une pensée, une pensée libre, s’oppose à moi en toute impunité !

VOIX OFF. Le choc est rude. Le dictateur 1-B, n’y tenant plus, s’approche du bar et se verse une longue rasade de cognac.

1-B. Nom de Dieu ! Une libre pensée, dis‑tu ? Un homme ?

1-A. Non, une femme.

1-B. Ce que tu dis est atroce. J’avoue que moi aussi, dans des moments de cafard où je me sens un peu seul, à chaque anniversaire de ma prise de pouvoir, par exemple, je me demande : jusqu’à quand ? À quel moment faudra-t-il que je rende compte, face à l’Histoire, de mes actes passés ? Et dans ces moments-là, je me demande quoi faire. Y a-t-il un remède ? Sans doute as-tu une idée là-dessus ?

1-A. Ne rien changer. Continuer comme si nous étions éternels. Frapper ! Frapper toujours plus fort. Ne jamais renier. Peux-tu t’imaginer ouvrant les portes de tes prisons, te repentant de tes erreurs, suppliant la veuve et l’orphelin de t’accorder leur pardon, parcourant le monde à pied pour expier tes fautes ? Serais-tu prêt à le faire ?

1-B.  Nom d’un chien, non ! Plutôt crever tout de suite ! 

1-A. C’est aussi ce que je me suis dit. Et malgré cela, cette obsession ne me quitte pas. Toi qui es un sage, mon frère, peux-tu me dire le secret de cette fascination qu’exerce le mot liberté sur les êtres humains ?

1-B. Ah, si je le savais… crois-tu que je serais un dictateur ?

VOIX OFF. Les deux hommes s’approchent de la terrasse qui donne au-dessus du vide. À travers les vitres blindées à l’épreuve des balles, l’espace à l’infini s’étend à leurs pieds. Un coup de tonnerre lointain, un éclair fugitif annoncent un orage imminent. Impressionnés, pris d’une soudaine et viscérale panique, les deux dictateurs se serrent les mains à la vue des noirs nuages qui s’amoncellent.

         Éduardo MANET, Quand deux dictateurs se rencontrent, pièce extraite du recueil Théâtre contre l’oubli, publié par "Amnesty International", 1996.

*voix off : « off » est un mot anglais signifiant « hors de » ; voix dont l’origine n’est pas visible sur scène.

*Pasionaria : femme qui défend activement une cause, militante.

I - COMPÉTENCES DE LECTURE (10 points)

1 - En vous appuyant sur l’ensemble du texte, dites à quel "problème délicat" (ligne 53) est confronté le dictateur 1A ?           Précisez la réponse que lui apporte le dictateur 1B.

   (2 points)

2 - Quel rôle joue la "voix off" dans cette pièce de théâtre ? Justifiez votre réponse par une étude précise du texte.                                                                                                 (3 points)

3 - À partir d’une observation précise des propos échangés par les deux personnages et de leur comportement, vous étudierez l’évolution des dictateurs au cours de leur rencontre. Dans cette perspective, vous préciserez le sens de la dernière intervention de la "voix off".                                                                                                                                       (5 points)

II - COMPÉTENCES D’ÉCRITURE (10 points)

            L’un des deux dictateurs dit (lignes 144, 145, 146) : "… peux-tu me dire le secret de cette fascination qu’exerce le mot liberté sur les êtres humains ?"

            Dans le cadre du club théâtre de votre lycée vous imaginez que dans la scène suivante la prisonnière apparaît et répond à cette question.

            Vous rédigez son monologue en une vingtaine de lignes en respectant les formes de l’écriture théâtrale.


BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL ÉPREUVE DE FRANÇAIS

ÉLÉMENTS DE CORRIGÉ

Texte :  Quand deux dictateurs se rencontrent, Eduardo Manet (1996)

I - Compétences de lecture (10 points)

1 – En vous appuyant sur l’ensemble du texte, dites à quel «problème délicat » (ligne 53) est confronté le dictateur 1A ? Précisez la réponse que lui apporte le dictateur 1B.                                                                                                                               (2 points)

            Le dictateur 1A est confronté à un «problème délicat ». Malgré sa réussite en tant que maître absolu de son pays, il n’a pas su arrêter une pensée indépendante et libre : « Mon problème, c’est qu’une pensée, une pensée libre, s’oppose à moi en toute impunité ! » (lignes 73 à 75). Qui plus est, cette pensée est incarnée par «une femme » (ligne 81).

            Le dictateur 1B est surpris. Il ne comprend pas que son ami ne puisse pas faire taire cette femme. Il propose les moyens utilisés habituellement dans les dictatures : recours à la force brutale, à l’oppression, à la violence «nous disposons d’un tel arsenal de tortures… »(ligne 92) ; « personne ne résiste à cette sorte de traitement » (lignes 104 et 105).

2 – Quel rôle joue la « voix off » dans cette pièce de théâtre ? Justifiez votre réponse par une étude précise du texte.                                                                                     (3 points)

            La «voix off » apparaît essentiellement au début du texte (lignes 1 à 34), plus brièvement à deux reprises dans le corps du texte (ligne 76 et ligne 87) puis à la fin du texte (lignes 149 à 156).

Au début du texte, cette voix apporte de nombreuses informations sur le lieu («la terrasse d’un palais », «au sommet d’une vertigineuse montagne », etc.), sur les personnages (leur physique : « vieux…taillés dans le roc », etc.   ; leurs vêtements : « élégante veste…vareuse d’un uniforme » ; leur attitude : « les gestes lents… », etc. ). Les phrases sont courtes, souvent nominales. La « voix off » joue ici le rôle de didascalie initiale.

            Toutefois, les informations apportées vont au-delà et sont celles que l’on peut trouver dans une scène d’exposition. Le lecteur est ainsi renseigné sur ce qui vient de se passer («ils ont parlé »), sur les circonstances de la rencontre, sur les pensées et les sentiments des deux personnages : « Caprice. Coup de tête … voluptueux plaisir d’être en face de son double…», «les deux hommes s’estiment d’une égale puissance ». La présentation insiste en outre de manière presque caricaturale. Les symboles du pouvoir et de la force brutale sont explicites : « regards de joueurs de poker », «gilets pare-balles », «vitres blindées », «appareils policiers », etc. Tout ceci prépare le dialogue qui va suivre. Le ton est donné.

            De même qu’elle ouvre la scène, la «voix off » clôt la scène. Les nouvelles indications apportées sur le décor («coup de tonnerre…éclair…noir nuage… », sur l’attitude des personnages («impressionnés ») contribuent à suggérer une suite possible et laissent à penser au spectateur que le pouvoir des dictateurs est menacé.

Ainsi, loin de se réduire à de simples indications scéniques, la «voix off » fait partie intégrante du texte : sans être un récit proprement dit, elle complète le dialogue, contribue au sens du texte en l’enrichissant et en le précisant. Elle lui donne en outre une dimension théâtrale. Dans cette perpective, on peut la rapprocher du chœur que l’on trouve dans la tragédie antique par exemple.

            3 – A partir d’une observation précise des propos échangés par les deux personnages et de leur comportement, vous étudierez l’évolution des dictateurs au cours de leur rencontre. Dans cette perspective, vous préciserez le sens de la dernière intervention de la «voix off ».                                                                         (5 points)

            Le comportement des deux dictateurs évolue de manière significative au cours de leur rencontre. Les affirmations initiales témoignent de leurs certitudes : « …toi et moi régnons en maîtres absolus… » (ligne 50) . Cette certitude est mêlée d’autosatisfaction puisque les deux hommes se flattent de tout contrôler jusqu’à leur propre quotidien : « autodiscipline »  ; « la discipline avant tout » (ligne 38 et ligne 42). Le doute s’installe cependant rapidement : malgré le rappel qui se veut rassurant des moyens totalitaires dont dispose un dictateur (longue réplique du dictateur 1b, lignes 54 à 69), le dialogue atteste de l’inquiétude grandissante : répliques courtes, interrogations, exclamations. Le dictateur 1B qui se flattait de ne boire que de la camomille se sert à deux reprises « une large rasade de cognac ». L’évocation précise des moyens de coercition (lignes 93 à 102) n’empêche pas l’aveu d’impuissance : « Je suis déjà vaincu … » (ligne 117) dit le dictateur 1A ; le dictateur 1B renchérit : « J’avoue que moi aussi… » (ligne 125). Et ses interrogations témoignent d’un doute envahissant : « jusqu’à quand…A quel moment ? …Y a-t-il un remède ? » (lignes 128 à 132) .

            La dernière intervention de la «voix off » prolonge et clôt cet échange en prenant une valeur prémonitoire : l’orage- symbolique – qui éclate sur les deux hommes augure d’un avenir funeste. Il ne s’agit plus alors de doute ou d’inquiétude : les deux dictateurs sont «impressionnés » et «pris d’une soudaine et viscérale panique » (le mot est à rapprocher du «self-control » évoqué au début (ligne 38).

II - Compétences d’écriture (10 points)

            L’un des deux dictateurs dit (lignes 144, 145, 146) : « …peux-tu me dire le secret de cette fascination qu’exerce le mot liberté sur les êtres humains » ? »

            Dans le cadre du club théâtre de votre lycée vous imaginez que dans la scène suivante la prisonnière apparaît et répond à cette question.

            Vous rédigez son monologue en une vingtaine de lignes en respectant les formes de l’écriture théâtrale.

Quelques critères d'évaluation :

·         respect de la longueur («une vingtaine de lignes »)

·         qualité de l'expression (syntaxe, orthographe, richesse du vocabulaire)

·         graphie et présentation

·         prise en compte de la situation de communication : l’écrit attendu a la forme d’un monologue théâtral (disposition, énonciation, rythme, didascalies éventuelles…)

·         développement d’une argumentation (présence d’arguments, d’exemples ; articulation et enchaînement des arguments …)

·         on valorisera la pertinence de l’argumentation

·         on valorisera en outre les productions qui associent efficacement argumentation et dimension théâtrale (ton convaincant et passionné, registre de langue, adresse aux interlocuteurs , apartés, ponctuation : phrases interrogatives, exclamatives…)