BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL ÉPREUVE DE FRANÇAIS
SESSION DE NOVEMBRE 2000 - NOUVELLE CALÉDONIE

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TEXTE 1

LA PETITE GORGÉE

Mon millénaire m’a mis les nerfs

On attendait le bogue et on a eu les bâches. Boudins truffés dans l’assiette, boudins flottants dans l’estuaire, boules de sapin et galette de mazout, ministre de l’Environnement et garde des seaux, branches de gui et chênes déracinés. Prairies inondées. Jours de l’an terne à la bougie. Nous sommes des nains qu’une tempête majuscule cloue au sol. La terre s’est fâchée et nous met à la rue.

Où sont nos rêves d’an 2000 ? Où sont les chimères, les lendemains radieux, les sciences fiction de nos enfances qui promettaient la félicité à tous les étages, le bonheur niais et les jardins d’Eden ? Les scénarios biens ficelés des futuristes étaient donc des délires balayés par la bourrasque qui s’est invitée, l’intruse, sans que l’on y puisse grand chose. Qu’est-ce qu’un jus d’ordinateur face à une mer en furie ? Rien. C’est quoi l’air du temps quand le vent est fou ? Broutilles.

Le chagrin fait partie de la vie. La colère aussi. Les compagnies pétrolières « externalisent » le transport juteux de l’or noir sur des bateaux douteux qui se coupent en deux. Les tuiles s’envolent et l’homme trébuche, résiste, écope, racle les rochers souillés, fait le gros dos, pense parfois, entre deux pelletées puantes, que l’Erika n’est pas un navire usé mais un système cynique, hautain et naufrageur. La plage que j’aime est pleine de pétrole et d’inadmissible, jonchée d’oiseaux morts et d’illusions perdues. Monsieur Total, je vous envoie la note, elle est salée. Je vous remercie quand même pour le plein de lucidité : grâce à vous, nous savons que l’avenir n’est pas fait de quincaillerie ultra moderne, de super sans plomb, de DVD et de portables. L’avenir, c’est d’avoir un voisin qui vous donne la main. Nous avons envie de gadgets mais nous avons besoin de voisins. Inconsolablement...

François SIMON.         

OUEST-FRANCE, 8/9 janvier 2000     

TEXTE 2

Dans le journal Télérama du 1er au 7 janvier 2000, le journaliste Christian Sorer se projette en 2100 et imagine l’ancienne vie de... l’an 2000 !

En l’an 2000, les gens mangeaient des produits issus de la terre.

En l’an 2000, les gens étaient enfantés à l’intérieur de leur mère, comme les animaux.

En l’an 2000, avoir un enfant ressemblait à une loterie : on ne pouvait ni décider ni de son sexe, ni de sa taille, ni de la couleur de sa peau, ni de ses aptitudes à venir.

En l’an 2000, les gens restaient malades longtemps. Les maladies étaient des sortes de pannes qui pouvaient durer des semaines, parfois des mois.

En l’an 2000, même les maladies virales - le sida, la maladie de Creutzfeld-Jacob, la grippe, parfois - étaient mortelles. On se contentait de retarder l’échéance en soignant, tant bien que mal, leurs symptômes.

En l’an 2000, pour réparer les organismes, les médecins prescrivaient des médicaments peu différents des potions du Moyen-Age et allaient parfois jusqu’à ouvrir les corps au scalpel.

En l’an 2000, pour la majorité de la population, l’espérance de vie était inférieure à 100 ans.

TEXTE 3

C’était une splendide nuit d’automne sur le belvédère de Tragara. Dans la nuit sans lune, Jupiter resplendissait, suivi de près par Saturne, cependant que, juste au-dessus, la nébuleuse d’Andromède luisait doucement, et que la Voie lactée traversait toute la voûte céleste, emportant le Cygne et sombrant dans le Sagittaire. Exactement comme il y a deux mille ans, au temps où Tibère dirigeait l’empire depuis cette île, pensais-je. Mais non, pas exactement : je sais, moi, que Jupiter est une planète géante, faite d’hydrogène et de méthane, que Saturne a des anneaux, que la Voie lactée est, vue sur la tranche, un disque fait de centaines de milliards d’étoiles, que la nébuleuse d’Andromède est une autre galaxie, que sa lumière est constituée de photons...

Et de trop vite m’exalter à la pensée de tout ce savoir, accumulé en si peu de temps par la science : moins de quatre siècles ont passé depuis que Galilée distingua les étoiles de la Voie lactée, moins d’un siècle depuis que la galaxie d’Andromède nous est connue pour telle... Notre savoir est tout neuf : la cellule a cent cinquante ans, la radioactivité cent, le code génétique pas cinquante. Mais comment alors ne pas s’interroger sur sa stabilité ?

Une attention inquiète devant cette jeunesse de la science me semble de mise.

Jean-Marc LEVY-LEBLOND  

(Physicien, membre du comité scientifique de la revue Eurêka)   

EUREKA, n°51, janvier 2000.  


I - Compétences de lecture (10 points)

Texte 1 (Ouest-France)

1 - " Je vous remercie quand même pour le plein de lucidité ".

A quelles expressions du texte du journal Ouest-France le terme " lucidité " s’oppose t-il ?

(2 points)

Texte 2 (Télérama)

2 - Le propos humoristique de Christian Sorer traduit deux inquiétudes réelles des hommes et des femmes de notre temps ; lesquelles ? Mais il exprime aussi plusieurs sources d’espoir : lesquelles ?

(3 points)

3 - Les trois textes invitent à une réflexion sur le progrès scientifique.

Mais, leur rédaction est à chaque fois différente. Quelles sont les principales caractéristiques de chaque écriture ? Justifiez votre réponse par des exemples précis. (5 points)

II - Compétences d’ écriture (10 points)

 Votre classe constitue un dossier évoquant la nécessité de s’interroger sur l’évolution du monde.

Une partie de la classe pense que cette réflexion est l’affaire des seuls scientifiques.

Vous prenez en charge, dans la constitution du dossier, le point de vue contraire : il est important que chaque citoyen s’intéresse et réfléchisse à l’évolution du monde.

Vous rédigerez votre contribution au dossier sous la forme d’un texte, d’une quarantaine de lignes, développant au moins trois arguments.

N.B. afin de respecter les règles de confidentialité, votre texte ne révélera ni votre identité, ni le lieu où il est écrit.

 ÉLÉMENTS DE CORRIGÉ

Texte 1 : Article publié dans «Ouest-France », François SIMON

Texte 2 : Article publié dans «Télérama », Christian SORER

Texte 3 : Article publié dans «Eurêka », Jean-Marc LEVY-LEBLOND

I - Compétences de lecture (10 points)

Texte 1 («Ouest-France »)

« Je vous remercie pour le plein de lucidité ».

A quelles expressions du texte du journal «Ouest-France » le terme «lucidité » s’oppose-t-il ? (2 points)

Plusieurs expressions s’opposent au «plein de lucidité » qu’évoque avec ironie le journaliste François Simon : « rêves », «chimères », «les sciences fiction », «les scénarios bien ficelés », «délires ». Toutes ces expressions ont pour point commun de renvoyer à un futur possible imaginé et espéré par tous : la tempête et la marée noire ont en fait imposé un retour lucide sur une réalité très prosaïque.

Texte2 («Télérama »)

2- Le propos humoristique de Christian Sorer traduit deux inquiétudes réelles des hommes et des femmes de notre temps ; lesquelles ? Mais il exprime aussi plusieurs sources d’espoir : lesquelles ? (3 points)

Sur un mode humoristique Christian Sorer – en nous incitant à observer notre situation actuelle du point de vue de l’an 2001 – suscite la réflexion et aborde des questions graves.

Il évoque l’inquiétude qui nous assaille lorsque nous nous sentons démunis devant des maladies qui durent longtemps «des semaines, parfois des mois » - ou qui, mal connues, tuent. Le texte met en évidence les limites actuelles du progrès scientifique, son impuissance : on ne sait que soigner «tant bien que mal, [les]symptômes » ; les techniques médicales sont rudimentaires («médicaments peu différents des potions du Moyen-Age », «on allait jusqu’à ouvrir les corps au scalpel »).

Par ailleurs, en évoquant indirectement les progrès scientifiques censés être atteints en l’an 2100, le journaliste nous fait réfléchir sur les limites et les enjeux de ces progrès en décrivant un monde radicalement différent du nôtre : nourriture artificielle, procréation totalement maîtrisée (et, notamment, banalisation de la fécondation in vitro qui deviendra la norme : « les gens étaient enfantés à l’intérieur de leur mère, comme les animaux »), éradication des maladies, accroissement de l’espérance de vie (être centenaire sera banal)…Cette évocation suggère que l’homme maîtrisera totalement la nature et son propre destin, ce qui nous interroge au plan philosophique et éthique : ainsi, l’enfant serait choisi comme une marchandise ; la population serait très âgée avec les incidences économiques et sociales prévisibles ; etc.

En même temps, le texte permet d’être optimiste : on ne peut que se réjouir de voir les maladies (notamment celles qui nous semblent incurables aujourd’hui) définitivement vaincues, la mort éloignée, la nourriture assainie, les facilités à donner la vie… Plus généralement, la domination de la nature par l’homme va dans le sens de l’histoire d’une humanité progressivement débarrassée de ce qui faisait le tragique de la condition humaine.

3 Les trois textes invitent à une réflexion sur le progrès scientifique. Mais, leur rédaction est à chaque fois différente. Quelles sont les principales caractéristiques de chaque écriture ? Justifiiez votre réponse par des exemples précis. (5 points)

Les trois articles de presse peuvent être rapprochés puisqu’ils invitent à une réflexion critique sur le progrès scientifique. Si le thème et les intentions sont communs, l’écriture est en revanche très différente.

Le texte de François Simon relève du «billet d’humeur » : le journaliste exprime, à chaud, les sentiments qu’a provoqués en lui la tempête et la marée noire. L’écriture traduit bien l’amertume, la colère, l’indignation : langage volontairement familier ; nombreux jeux de mots (dès le titre : « millénaire » / «mis les nerfs » ; « jours de l’an terne à la bougie » ; etc.) ; énumération qui associe des images (premier paragraphe) ; association dans la même phrase de réalités lointaines sinon contradictoires  («la plage que j’aime est pleine de pétrole et d’inadmissible, jonchée d’oiseaux morts et d’illusions perdues » [zeugmes] ) ; phrases interrogatives qui brocardent les croyances illusoires dans le progrès. Le journaliste se veut le porte-parole de l’opinion publique et parle au nom de tous : « On attendait le bogue et on a eu… » ; « Nous sommes des nains… » ; « nos rêves » ; « nous avons besoin de voisins ». L’emploi de la première personne exprime l’indignation : « la plage que j’aimais », «je vous remercie »…La démonstration vigoureuse se fait sur un ton ironique qui lui donne toute sa portée.

Christian Sorer amène le lecteur à se projeter en l’an 2100 et à regarder notre réalité à travers ce prisme. Cet aller-retour dans le futur permet un regard distancié et critique, sur le modèle des ouvrages de science-fiction. Les faits sont présentés sous forme d’assertions soulignées par la disposition typographique (un fait, un paragraphe ; caractères en gras pour souligner «l’an 2000 » ; italiques pour certains mots clé). La situation évoquée permet au lecteur de comprendre que tout ceci n’existe plus en l'an 2100 : le lecteur est donc invité à effectuer une lecture «en négatif » des affirmations (par exemple, en 2100 on n’opérera plus en ouvrant les corps mais depuis l’extérieur, etc.). Se dessine ainsi a contrario le tableau des progrès scientifiques qui vont se réaliser : surpris, étonné, le lecteur s’interroge sur l’ampleur de ces progrès, sur ses effets, sur ses enjeux. L’argumentation est ainsi suggérée, construite en fait par le lecteur, sans être explicitement développée.

Le texte de Jean-Marc Lévy-Leblond est construit selon une progression très explicite : l’évocation poétique d’une «nuit d’automne » et des astres observés (description à l’imparfait, lexique : «resplendissait », «luisait doucement », «emportant[…]sombrant » [N.B. : la première phrase est un renvoi explicite à l’incipit de «Salammbô » de Flaubert] ) fait place à une description rigoureusement scientifique (affirmations au présent «Jupiter est une planète géante ») ; à chacun des termes de l’évocation poétique correspond son équivalent scientifique. Cette mise en relief des savoirs dont nous disposons aujourd’hui («je sais, moi ») permet au journaliste de s’interroger sur la nouveauté de ce savoir et sur sa «stabilité ». La dernière phrase du texte a valeur de conclusion et résume la thèse commune en fait aux trois textes : un devoir de vigilance s’impose devant la relativité du savoir scientifique.

II - Compétences d’écriture (10 points)

Votre classe constitue un dossier évoquant la nécessité de s’interroger sur l’évolution du monde.

Une partie de la classe pense que cette réflexion est l’affaire des seuls scientifiques.

Vous prenez en charge, dans la constitution du dossier, le point de vue contraire : il est important que chaque citoyen s’intéresse et réfléchisse à l’évolution du monde.

Vous rédigerez votre contribution au dossier sous la forme d’un texte, d’une quarantaine de lignes, développant au moins trois arguments.

Quelques critères d'évaluation :

respect de la longueur («une quarantaine de lignes »)

qualité de l'expression (syntaxe, orthographe, richesse du vocabulaire)

graphie et présentation

prise en compte de la situation de communication  (l’écrit attendu à la forme d’une contribution à un dossier ; les destinataires sont le professeur, les autres élèves de la classe)

caractéristiques du texte argumentatif  (structure et organisation du texte, présence d’au moins trois arguments, d’exemples, d’articulations, cohérence du texte en particulier de l’énonciation)

insertion dans un débat en adoptant le point de vue imposé

on valorisera la pertinence et l’originalité de l’argumentation

JP Durand IEN lettres Rectorat de Nantes novembre 2000

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